Si la folie n’est pas ce qu’en dit la psychiatrie, qu’est-elle donc ?
J’ai basculé dans la folie alors que j’étais un jeune homme et je me pose la question presque tous les jours depuis 45 ans.
Dans cet article et les suivants, j’aimerais partager ce qui s’est révélé vrai pour moi, et a contribué à me faire comprendre ma propre folie, puis celle des personnes que j’accompagne en tant que thérapeute depuis plus de 30 ans.
Plusieurs années durant, j’ai eu le privilège d’être présent pour ces personnes dans des sanctuaires résidentiels, centrés sur le cœur, où l’on n’utilise ni médication, ni diagnostic, ni contention — puis, pendant 25 ans, dans des communautés où l’on n’a pas recours à la médication.
Dès le début de ce qui a été un long périple pour moi, Bob Whitaker m’a vivement conseillé de tenir un journal et de parler de ma propre folie, qui a débuté en 1970.
Parce que la folie est toujours bien plus présente en moi que mes propres souvenirs — elle est comme une part vivante de mon être et murmure encore depuis le tréfonds de mon âme — partager mon expérience personnelle avec d’autres est toujours quelque chose d’intense et d’impressionnant.
Je le fais dans l’espoir que cela aidera peut-être quelqu’un à traverser, tout comme je l’ai fait.
Je sais que l’expérience que chacun fait de la folie est unique. Les étiquettes et les diagnostics n’ont pas de sens face à l’expérience subjective de la folie.
Dans ma ville natale très conservatrice du nord-ouest j’étais, en 1970, un étudiant en médecine naïf et idéaliste qui croyait en la bonté de la nature humaine. Je me sentais appelé à aider les gens en tant que médecin ; c’est un sentiment qui s’était développé depuis l’enfance après m’être retrouvé à plusieurs reprises à l’hôpital pour des greffes de peau après des brûlures au troisième degré.
Je me rappelle aussi, en rentrant de l’école, avoir vu mes deux grands-mères pleurer le cadavre de mon oncle, mort subitement. Je voulais empêcher cette épouvantable souffrance et sauver des vies.
J’étais un activiste, opposé à la guerre du Vietnam, et j’avais rejoint la réserve militaire en tant que médecin. Tous mes amis proches étaient pour la guerre et avaient rejoint les Marines ; ils m’évitaient parfois. J’étais très isolé à cause de mes convictions pacifistes et aussi parce que ma famille, à l’exception de ma grand-mère, était loin.
Mon accès de folie a débuté soudainement avec la brutale disparition de cette innocence. Un événement soudain a mis ma vie en danger et m’a fait basculer du monde de la normalité dans celui de la ténèbre qui a transformé ma vie diurne en un cauchemar éveillé. Le côté aléatoire de la naissance, de la vie, et l’épouvantable évidence de la mort ont bouleversé ma perception de l’existence. Un voile avait été levé et, dans une sorte d’aversion viscérale, je pouvais voir la nature sans âme et sans amour de notre culture, ainsi que la souffrance intérieure, le vide et l’isolement — en moi et en ceux que je connaissais.
Je me sentais terriblement isolé, coupé des autres, et je pouvais voir qu’ils étaient eux-mêmes des indidus profondément isolés. A travers le filtre de cette terrifiante révélation, j’ai soudain vu ma famille, la guerre, la véritable cupidité, et plus particulièrement la honte, la culpabilité et la peur sur lesquelles repose notre spiritualité prétendument élevée. Ce fut une expérience épouvantable que de n’avoir plus le sentiment d’être en sécurité ni de se sentir bien dans le monde, mais d’être soudainement accablé par le poids d’une sombre réalité dont j’ignorais jusque-là l’existence.
Mais comme le dit William Blake, “Le regard change, et tout est transformé” (*).
Pendant une longue période, les ténèbres ont donc été mon lot. Je ne me suis pas rapproché des soignants, ils m’auraient dit que j’avais un problème au cerveau. Mon âme était blessée et la terreur était mon pain quotidien. Je me promenais dans les rues, la nuit, délirant intérieurement, sans bruit, j’entendais des voix, je voyais partout les signes et les prémisses d’une culture à l’agonie.
Je déambulais des heures durant à travers la ville et me sentais un étranger dans un monde métamorphosé en un sombre paysage onirique, d’une sinistre froideur, voire purement et simplement dangereux.
Il me restait quelques parcelles de conscience, je savais donc que j’étais fou, que j’étais irrémédiablement perdu et que ma vie était à jamais condamnée à l’enfer, sans aucune espoir de retour à ce qu’elle avait pu être auparavant.
Certaines nuits, après une série de nuits blanches et à mesure de la distorsion du temps et des heures qui semblaient des jours, je pointais du doigt le numéro des urgences de l’hôpital dans les Pages jaunes, me promettant d’appeler à l’aide si une autre vague de terreur survenait, ou si des voix désincarnées ou une énergie des plus sombres fondaient sur moi. Mais je ne les ai jamais appelés. Je craignais qu’ils n’ajoutent aux supplices que j’endurais. Je connaissais des gens, pris dans les filets du système, condamnés à la disgrâce et à l’exclusion.
Une nuit, arrêté et interrogé par la police, j’ai évité l’hôpital parce que j’avais l’opportunité de vivre cette folie dans un havre de paix. A mon sens, ils ne m’ont pas emmené à l’hôpital parce que j’étais suffisamment sain quand ils m’ont parlé, et parce que j’avais un refuge chez ma grand-mère.
Je vivais ma folie dans sa petite maison, auprès de ma grand-mère alors très âgée, qui m’avait élevé quand j’étais petit. Elle était sénile et ne savait pas quel jour on était, mais son cœur était le plus ouvert qui soit et plein d’un amour inconditionnel. Je venais donc chez elle quand la souffrance me paraissait insupportable, et je lui demandais de poser sa main sur ma tête ; c’était une main noueuse, arthritique, mais chaleureuse et aimante. Elle n’avait aucune idée de ce qui n’allait pas chez moi. Elle disait juste : “Là, là, mon chéri, ça ira mieux bientôt, tu dois avoir la grippe Michael.”
Mais je ne me suis pas senti mieux rapidement. Les semaines se sont transformées en mois. Le suicide semblait la seule issue. Mais j’avais si peur de la mort, qu’à mes yeux l’état de mort-vivant serait mon destin.
Puis, un jour fatidique, j’ai aperçu un livre sur une étagère, et je l’ai ouvert. Je n’ai lu qu’une phrase, des mots sacrés, teintés de compassion. En un instant, une lumière inespérée, d’une force égale aux ténèbres, a pénétré le plus profond de mon être.
La sensation d’un amour divin, égale au départ à celle d’une menace et d’une peur toujours présentes, puis supérieure à elles, a commencé à combler le vide qui m’habitait.
Cette nuit-là, un sentiment d’espoir m’a fait lâcher prise et m’a incité à me laisser aller au sommeil — que j’évitais de tout mon être parce que c’était jusqu’alors le moment où les forces obscures m’attendaient.
J’ai donc lâché prise, et j’ai basculé… un peu comme si je tombais d’un immeuble. J’ai crié dans ce moment d’abandon, explosant en un tourbillon de lumières, de sons et de vibrations, secoué par les spasmes d’une mort qui n’était pas la mort, mais un retour à la vie.
J’avais 20 ans. Cela se passait 13 ans avant que je ne rencontre un thérapeute — qui s’est avéré être John Weir Perry — et que je partage ce que j’avais vécu.
Mais, ce jour là, en 1970, au moment où j’ai lâché prise et permis au côté sacré de la nature humaine, à l’amour et à la lumière de me saisir, cela a fait naître quelque chose en moi. Un vœu silencieux a pris forme et est devenu plus tard un inébranlable credo : si jamais je pouvais aider quelqu’un d’autre à traverser l’enfer, je le ferai.
(*) William Blake, « The Mental Traveller », Keynes.
— Traduction : Michèle Le Clech, by courtesy of Dr. Michael Cornwall
Article original paru dans Mad In America: Initiatory Madness
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