Ô n’éveillez pas la Belle avant que l’heure soit venue.
A l’instar des graines, les histoires ou les contes de fées les plus connus sont transmis de génération en génération. Ils nous enchantent et nous transportent, nous reliant à l’imagination trop souvent bannie de nos vies. Aux défis de l’existence, ils proposent des réponses qui ne pourraient être plus simplement exprimées — ni même formulées de manière plus profonde sous d’autres formes.
Les contes de fées sont très anciens. Ils nous invitent dans le monde mystérieux de l’âme, parlent avec la voix de l’âme et recèlent plusieurs niveaux de sens. Qui peut dire d’où vient l’histoire de la Belle au bois dormant et comment elle s’est transmise à travers les générations ? Peut-être provient-elle des rites de l’Âge de Bronze, depuis longtemps oubliés, qui célébraient le mariage du soleil et de la lune, ou de ceux qui pleuraient la mort annuelle de la terre et célébraient sa renaissance au printemps. Elle porte peut-être des traces résiduelles du mythe gnostique de la Sophia, prisonnière de la forêt de ce monde et sauvée par le Christ. Elle peut préfigurer l’éveil de la femme qui prend conscience de sa valeur, et la relation différente avec l’homme, lui-même conscient. Elle peut également se rapporter à notre vie intérieure et au mariage de notre esprit conscient avec l’âme instinctive : le mariage sacré du roi et de la reine, du prince et de la princesse, se retrouve en effet dans les traditions mystiques liées à notre vie intérieure — Alchimie, Gnosticisme et Kabbale.
Ce conte est l’histoire d’une princesse qui, lors de son quinzième anniversaire, explore les pièces inutilisées du château et pénètre dans une pièce où une vieille femme assise tourne son rouet. Elle lui demande si elle peut filer elle aussi, prend le fuseau de la vieille femme, se pique le doigt… et tombe aussitôt dans un profond sommeil, accomplissant ainsi la malédiction proférée par la treizième fée qui n’avait pas été invitée à son baptême (malédiction qu’une autre fée avait atténuée en transformant la sentence de mort en un sommeil de cent ans). Toute la cour s’endort alors avec elle. Une multitude de rosiers rampants — une haie d’épines infranchissable — se mettent à pousser autour d’elle, occultant jusqu’aux tourelles du château.
Cent ans passent. Des légendes évoquent la princesse endormie au cœur de la forêt, jusqu’au jour où, entendant parler de la légende, un prince décide de se mettre à sa recherche. Beaucoup de prétendants ont péri en tentant de franchir la haie d’épines mais, ainsi le veut l’histoire, la haie s’orne de roses et s’ouvre sur son passage. Il parvient à l’endroit où elle est endormie et la réveille par un baiser. Lorsqu’elle s’éveille, toute la cour revient à la vie et les préparatifs de mariage commencent — car c’est ainsi, n’est-ce pas, que se terminent les contes les plus populaires.
Dans cette histoire, la lune, ancienne représentation de la mort et de la renaissance, s’anime. La phase d’obscurité de la lune est symbolisée par la princesse et la cour endormies, et par la vieille femme tournant son rouet dans la tourelle du château. Le prince solaire ramène la princesse lunaire à la vie en tant qu’épouse — le croissant de lune —, la lune atteint la plénitude et toute la cour revient à la vie pour célébrer à nouveau le mariage séculaire du soleil et de la lune.
Cela pourrait-il être un conte pour notre époque ? Son sens profond pourrait-il ouvrir un chemin à travers la haie d’épines créée par des siècles de croyances et des habitudes de comportement bien enracinées ? Son symbolisme lunaire saurait-il réveiller notre âme, nourrir notre côté poétique, notre véritable intelligence et notre imagination inspirée ? Pourrait-il susciter en nous un mode de relation plus profond avec l’autre ainsi que l’amour de notre planète-mère ? Enfin, pourrait-il réveiller la « cour » somnolante de l’humanité ?
Les mythes et les contes de fées éveillent et nourrissent l’imagination ; l’imagination nous relie à des instincts qui se sont atrophiés faute d’être vécus et, lorsque c’est le cas, les terres arides de notre vie intérieure peuvent être régénérées grâce à l’immersion dans les eaux de l’âme. Lorsque nous ne sommes pas en contact avec l’âme, c’est comme si une partie essentielle de nous était endormie : elle ne peut communiquer avec nous, pas plus que nous ne pouvons communiquer avec elle. Nous ne pouvons pas vivre notre plein potentiel. Une civilisation peut disparaître faute de se rappeler comment nourrir l’âme et l’imagination .
Je vois cette histoire, féérique et intemporelle, comme une métaphore qui vient illustrer la nécessité d’un mariage entre les dimensions solaire et lunaire de notre être, un mariage entre la tête et le cœur, entre notre esprit trop littéral et analytique qui ne connaît rien d’une dimension plus profonde de la conscience et notre âme imaginative, instinctuelle et créatrice. Cette partie de notre psyché, profondément instinctuelle, est le fondement même de notre capacité à créer. C’est l’origine de notre capacité à sentir, à imaginer, et à exprimer nos sentiment et notre imagination par le biais de nos pensées, de notre voix, de nos mains et de notre corps qui attestent du lien avec une dimension cachée de la réalité. Le sentiment, l’intuition et l’imagination nous mettent en contact avec un monde qui se situe hors de la portée de l’esprit et de l’intellect, un peu comme une prise qui nous relierait à une réalité plus profonde.
Mais la haie d’épines montre quelle barrière infranchissable se tient entre l’âme et l’esprit, et combien difficile il est de la traverser. La haie d’épines représente l’ensemble des systèmes de croyances et les structures défensives que nous avons accumulés au cours de centaines, voire de milliers d’années : croyances profondément enracinées sur la nature de Dieu et notre nature humaine déchue et pécheresse, croyances scientifiques concernant l’univers, un hasard créateur et une matière « morte ». Ces croyances, profondément ancrées en nous depuis des générations, se dressent entre notre âme et nous et il nous est presque impossible d’atteindre ce qui se tient sous la surface du conscient et d’entendre la voix de cette partie fort éloignée de nous.
La peur de ce qui n’est pas rationnel rend difficile le fait d’échanger les uns avec les autres comme cela se faisait autrefois et, en raison du rejet de cet aspect de la vie, une part essentielle de notre être est muette, autiste. Nous vivons aujourd’hui dans notre esprit, dans ce que nous considérons au plus haut degré comme la part la plus consciente, la plus intéressante et la plus efficiente de nous-mêmes. L’âme a été mise de côté. Dans La Belle au bois dormant, je crois pourtant que le Prince et la Belle au bois dormant symbolisent les deux aspects de notre conscience qui s’appartiennent en tant qu’époux et épouse.
Le Prince personnifie le principe solaire de la conscience, l’esprit humain qui cherche à explorer, à découvrir, à comprendre, à pénétrer au cœur de la réalité et qui, dans cette histoire, est à la recherche de sa contrepartie féminine qui est endormie — inconsciente. Mais, tant qu’il reste inconscient de son existence et ne part pas à sa recherche, tant qu’il ne se confronte pas à la haie d’épines et ne s’y aventure pas, elle est condamnée à rester endormie.
La princesse représente le principe lunaire de l’âme ainsi que les valeurs de sentiment, négligées, insuffisamment développées ou inexprimées comparées à l’esprit rationnel et qui, à cause des croyances évoquées dans les chapitres précédents, sont, pour ainsi dire, sous l’emprise d’un sort. Elle incarne aussi, à l’évidence, l’image d’une femme qui, pour toutes les raisons évoquées, n’a pas été honorée au niveau des sentiments qui l’habitent et n’a donc pas été en mesure d’honorer sa véritable nature féminine. Dans une autre perspective, l’histoire peut être vue comme la secrète expression de la réconciliation de l’esprit et de la nature ou du mariage des aspects masculins et féminins de l’esprit qui se sont trouvés séparés au cours des quatre mille dernières années.
L’histoire de la Belle au bois dormant montre qu’au moment opportun, et pour la bonne personne, la haie d’épines se transforme en roses et qu’un chemin s’ouvre à travers elle. Je pense que nous sommes parvenus, dans ce nouveau millénaire, au moment de la percée. Un instinct profond tente de rétablir en nous l’équilibre et la totalité en retrouvant la dimension féminine de l’âme personnifiée par la Belle au bois dormant. Au cours des cinquante dernières années, la restauration graduelle du sens du sacré s’est produite sous le vernis de notre culture. Des millions de personnes prennent conscience de notre relation avec la planète en tant qu’unité et, au-delà de cela, avec le vaste domaine de l’âme qui relie l’ensemble de nos vies — la grande toile de vie qui relie chaque aspect de la vie à ses autres aspects.
Ce conte de fées est une préfiguration de notre époque — précieux stade de l’éveil de l’humanité. Il y a eu une tentative en ce sens au XIIe siècle à travers une formidable impulsion spirituelle : la quête du Graal. Le mystère du Saint Graal a imprégné le Moyen Âge de l’image séculaire d’une quête, tournée vers l’intérieur, suivant en cela l’aspiration du cœur du chercheur, à la recherche d’un chemin qui ne peut être indiqué mais seulement trouvé, et qui est unique à chaque individu. Le calice, le vase, la coupe et la pierre, qui sont les principales représentations du Graal, évoquent l’archétype du Féminin qui devient l’inspiration, le guide et le but de la quête intérieure du chevalier. Qu’est-ce donc que le Graal, sinon le vaisseau inépuisable, la source de vie qui s’écoule sans cesse, rayonnant dans ce monde du royaume invisible de l’âme cosmique, le royaume dans lequel se fondent toutes nos vies ? Qui sont les chevaliers qui agissent en gardiens du Graal sinon ceux qui, avec constance et des siècles d’obscurantisme durant, ont maintenu vivants les mystères de l’âme et sa reviviscence ?
Jessie Weston, l’auteur de From Ritual to Romance — l’un des livres les plus notoires sur le Graal — déclare : « Le Graal est une force vivante, il ne mourra jamais. Il peut, en effet, disparaître de notre vue et même disparaître pendant des siècles… mais il refera surface et, une fois encore, redeviendra un sujet d’une importance vitale. » Aujourd’hui, comme jadis, la quête du Graal est rouverte et elle peut nous offrir une autre représentation de nous-mêmes, servant le monde par amour, là où le cœur nous mène.
Pendant près de quatre mille ans, l’Âme s’est trouvée sous l’influence d’un sortilège ; sa voix a été réduite au silence, sa sagesse rejetée. La beauté, la grâce et l’harmonie ont disparu de notre monde, mais elle s’éveille à présent à la vie dans l’âme de l’humanité. Qu’attend-elle de nous ? Qu’espère-t-elle ? Je crois qu’elle souhaite la relation. Et je vois cette relation comme un mariage sacré, un mariage entre nous et la profondeur invisible de la vie. L’Âme et l’archétype féminin, dans leur sens le plus profond, ont toujours incarné les valeurs de cœur : les valeurs qui honorent la sagesse, la justice, la compassion et le désir d’aider et de guérir.
Dans beaucoup de contes de fées, tout comme dans celui-ci, on retrouve le personnage de la vieille femme. Dans les anciens cultes lunaires, elle aurait été considérée comme un aspect de la déesse, tout comme la princesse endormie aurait été perçue comme un autre de ses aspects. Dans les rêves modernes, elle apparaît souvent comme un personnage vêtu de noir et personnifie toujours la puissance et la sagesse du processus qui donne vie à toute chose. Elle fait tourner la roue du destin ; Elle est la matrice de la vie, ce qui, dans la nature, nourrit la semence et fait fructifier les choses. Dans La Belle au bois dormant, elle est une présence cachée une pièce secrète du château de l’âme, et provoque des événements qui conduiront finalement à ce que la cour s’éveille de son profond sommeil et au mariage du prince et de la princesse. Elle représente la couche la plus profonde de la vie de l’âme. Nul ne peut l’ignorer qui se met en quête de la relation avec l’âme. Tôt ou tard, elle apparaît dans nos rêves — comme elle est apparue dans les miens — afin de nous sensibiliser à ce qu’elle est et à ce qu’elle attend de nous.
Notre culture aux prouesses technologiques nous inflige un stress intolérable parce qu’elle n’accorde aucune valeur aux sentiments et n’octroie aucun moment pour la relation avec l’âme, aucun moment pour prendre conscience du fabuleux trésor caché au fond de nous. Retrouver le trésor relégué tout en bas de la liste de nos priorités depuis si longtemps exige une transformation radicale de notre compréhension de la vie — l’expression d’une nouvelle vision du monde ou d’un nouveau paradigme de la réalité qui nous précipitera à travers la haie d’épines qui nous maintient dans la servitude du passé. Elle invite à un repositionnement en ce qui concerne notre relation avec la planète et les relations entre nous, un renversement de ce que nous avons jugé important, voire vital pour notre survie — la mise en avant ce que nous avons relégué à l’arrière plan. La connaissance de l’unité et du côté sacré de la vie, la vénération de la nature, la confiance dans le pouvoir de l’imagination créatrice, dans le pouvoir de l’intuition (aujourd’hui atrophié), tout cela est nécessaire afin de nous aider à retrouver ce que nous avons perdu : la relation instinctuelle avec la vie, qui s’enracinait autrefois dans l’expérience directe de l’âme.
L’âme ne s’exprime pas uniquement à travers les mots et le langage, mais aussi à travers les sentiments, les intuitions, les émotions — et, parce que nous la négligeons, par des comportements déséquilibrés, violents ou addictifs. Elle s’exprime également par le biais des rêves. Si nous ne prêtons pas attention à ces derniers, les besoins de l’âme n’ont aucun moyen d’atteindre notre conscience, superficielle et exclusivement tournée vers le monde extérieur. Ils demeurent tenus à l’écart derrière une haie d’épines. La voie de l’âme est difficile et même dangereuse car elle exige que nous renoncions à ce que nous croyons savoir, et à ce que nous avons été amenés à croire depuis des générations. Cela signifie abandonner tout désir de contrôle et s’ouvrir à la quête, chemin de découverte. Beaucoup de mythes et de contes de fées mettent en avant la nécessité du lâcher prise ainsi que la confiance dans ce qui nous est indiqué sur le chemin par les animaux ou les chamans et qui nous semble étrange et non rationnel. Mais, parce que le héros suit leurs conseils, la haie d’épines s’ouvre, le chemin apparaît.
Suivre la voix et la sagesse de l’instinct est la voie royale vers le royaume de l’âme.
Quelque part dans la cathédrale de Chartres, se trouve cette inscription : « Ô n’éveillez pas la Belle avant que l’heure soit venue. » Cet aspect ignoré de l’âme, qui vit dans la profondeur de notre être et au cœur de toute vie, s’éveille aujourd’hui. Le réveil de la Belle au bois dormant représente la quête d’une meilleure compréhension du mystère de la vie. Ceux qui prétendent qu’il n’est pas de mystère tuent littéralement leur vie instinctive, leur âme. La valeur suprême, dont la découverte pourrait guérir l’angoisse, la terreur et la souffrance endurées durant toute l’odyssée de l’évolution humaine, se trouve au cœur de notre vie instinctuelle. La fascination pour la recherche de trésors, dissimulés dans les eaux de la mer ou profondément enfouis dans la terre, reflète l’attrait magnétique du trésor caché dans les eaux intérieures, la terre intérieure de l’âme.
— Anne Baring, The Dream of the Cosmos: a Quest for the Soul, « Interlude – The Sleeping Beauty: A Fairy-tale for Our Time »
Traduction : Michèle Le Clech (avec l’aimable autorisation d’Anne Baring)
Traduction mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas de Modification
Les lecteurs anglophones trouveront sur le site internet d’Anne Baring d’autres textes ainsi que deux interviews par Andrew Harvey à propos de son livre.
— La page sur Anne Baring en français