Sallie Nichols : souvenirs d’Emma Jung et de Toni Wolff

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Sallie Nichols : souvenirs d’Emma Jung et de Toni Wolff

J’ai été en analyse pendant plus d’un an avec Mademoiselle Wolff (1951-1952). L’image que je garde d'elle est celle d’une véritable aristocrate, d’une femme très réservée et très digne. Même si je l'ai fait pour tous les autres analystes avec lesquels j'ai travaillé, il ne m’est jamais venu à l’idée de l'appeler par son prénom ni même de penser à elle en tant que “Toni”. Ce n'est pas parce qu'elle était européenne, ni parce qu'elle était beaucoup plus âgée que moi, mais je sentais en elle une certaine profondeur, une réelle implication et une réserve que je n'aurais jamais consciemment transgressées. […] Mais, en dépit de son allure aristocratique et de ses vêtements parfaitement taillés sur mesure, Mademoiselle Wolff était l'une des personnes dotées du plus grand sens pratique et concret que j'aie jamais connues. Son empathie muette face aux dilemmes humains les plus courants et ses réactions pragmatiques étaient très modernes. […] Je voyais Mademoiselle Wolff comme une femme d’une rare passion, remplie de compassion et de sagesse.

Deux histoires me viennent à l'esprit pour illustrer au mieux ces qualités. La première est plutôt personnelle, mais il me semble qu’elle mérite d'être partagée puisqu’elle traite d’un problème très souvent rencontré dans cette vallée de larmes de crocodile.
J'avais appris que mon mari avait une aventure amoureuse avec une femme européenne. Comme la plupart de ceux qui, à l’Institut, suivaient une analyse approfondie et prolongée, j'avais déjà expérimenté les voies mystérieuses, magiques, et même diaboliques de “l'expérience de Zurich” qui pouvaient (et peut-être devaient) bouleverser pour un temps ce que nous appelons la “normalité” et la “santé mentale”.
Honnêtement, au fond de moi, je ne pensais pas que mes trois enfants "innocents" et moi étions sur le point d'être définitivement jetés dehors. Mais le rôle de l'épouse blessée est tentant. Cela est d'autant plus vrai pour quelqu'un qui a grandi aux Etats-Unis où nous nous agenouillons à la simple mention de Maman et de l'Apple Pie. Alors, naturellement, je suis allée chez Mademoiselle Wolff pleurnicher sur mes malheurs. Elle a écouté attentivement et avec bienveillance la liste interminable de mes difficultés, mais quand j'ai finalement repris mon souffle, elle a suggéré quelque chose qui me surprend encore.
— Pourquoi n’inviteriez-vous pas cette femme à déjeuner demain midi ?
— Vous pensez à une petite goutte d'arsenic dans son thé ? ai-je demandé, une lueur d’espoir entre mes larmes.
— Pas du tout, répondit Mademoiselle Wolff sévèrement, mais, vous pourriez de ce fait apprendre à la connaître un peu, vous pourriez même l'aimer.
Puis, après un temps, Mademoiselle Wolff a ajouté :
— Vous savez, quand l'épouse d'un homme est suffisamment forte pour dépasser cet obstacle qu’est l'apitoiement sur soi, elle peut même parfois découvrir que sa supposée rivale a aidé son mariage ! Cette "autre femme" aide parfois un homme à vivre certains aspects de lui-même, ce que sa femme ne peut ou ne veut surtout pas faire. Par conséquent, certaines énergies de l’épouse sont alors libérées pour ses propres intérêts ainsi que le développement de la créativité, avec souvent pour résultat que le mariage non seulement survit, mais en sort même plus fort qu'avant !
Mais je n'ai pas suivi les conseils de Mademoiselle Wolff. J'étais trop égoïste et trop encombrée d’images fausses pour dépasser l'apitoiement sur soi. Je préférais alimenter le fantasme de ma rivale en tant que "méchante sorcière" plutôt que d’affronter son humaine réalité. Depuis, j'ai souvent souhaité avoir trouvé le courage de l’inviter à déjeuner ! J’aurais alors pu libérer mes énergies pour des activités plus intéressantes que celle de rôder dans les coins en léchant mes blessures, portant un regard accusateur sur le monde qui m’entourait ! J’aurais pu, par exemple, accepter l'aimable invitation d'un jeune étudiant néerlandais à passer les vacances de Pâques dans la maison de son père en Hollande. ll était beaucoup plus jeune que moi, notre relation avait donc une faible, voire aucune connotation sexuelle. Mais imaginez un instant ce que j'aurais pu apprendre sur les tulipes !
Fin et suite de ma première histoire. Environ vingt-cinq ans plus tard, de retour à Zurich, j’ai finalement rencontré "la femme mystèrieuse" cette "horrible briseuse de ménage". Elle, mon mari et moi avons déjeuné ensemble. A cette époque, bien sûr, nous étions trois “vieux partis” aux tempes grisonnantes, dont les certitudes commençaient un peu à vasciller. Je l’ai bien aimée, et nous avons passé une heure agréable ensemble. Nous avions cependant tous l'air un peu perplexes quant à ce que nous faisions là ! Bien que je n'aie pas suivi les conseils de Mademoiselle Wolff, cette expérience m’a appris une chose importante : philosopher c’est certes très bien, mais le temps est la quatrième dimension de notre réalité terre à terre. Carpe Diem ou laisser tomber.

Le second exemple des conseils pratiques et des manières directes, presque abruptes de Mademoiselle Wolff est court et plaisant. Un jour, juste à la fin d’une séance, je lui ai lu une imagination active qui m’était venue sans prévenir, comme d'habitude. Les personnages de ce dialogue impressionnant nous avaient surprises et réjouies car ils exprimaient une sagesse et un humour dépassant de loin ma propre conscience. J’étais prête à partir et avais déjà ouvert la porte quand j’entendis Mademoiselle Wolff prononcer mon nom presque impérieusement.
— Madame Nichols !
— Oui ? Je me tournais pour lui faire face, la main sur la poignée de la porte.
— NE PENSEZ PAS QUE CELA VIENT DE VOUS ! dit-elle.
Chaque mot était prononcé avec emphase, et ils sont restés en moi, comme gravés dans la pierre. Ces dernières années, merci mon Dieu, j’ai trouvé plus de raisons d'appliquer cette admonestation que d’occasions d'"inviter l'autre femme à déjeuner" ! (Bien que j'aie invité deux femmes à prendre le thé, par précaution !) Mais je trouve les mots : “Ne pensez pas que cela vient de vous !" très utiles. Quand les choses se passent bien, je me souviens que cela ne vient pas de moi et, de la même façon, quand elles ne se passent pas bien, je ne me sens plus obligée d'en assumer toute la responsabilité. Cela m’a permis de réduire à des proportions humaines à la fois l’orgueil et la culpabilité. Parfois j’aimerais que les oppositions comme louange/blâme, fierté/honte, etc. soient supprimées de notre vocabulaire. Tout cela m'amène à conclure par un très court souvenir de Madame Jung, car il semble tout à fait approprié pour illustrer ce sujet. Je n'ai pas été en analyse avec Madame Jung, et je ne la connais pas personnellement mais j'ai assisté à ses cours, excellents, sur la Légende du Graal. Chaque cours se terminait par un bref échange, et j'avais noté et admiré la façon simple, tout autant que savante, avec laquelle Madame Jung répondait à toutes les questions des plus érudites et difficiles aux plus pédantes, ou naïves. Mais, un jour, quelque chose de très inhabituel s'est produit. Quelqu'un a soulevé ce qui semblait être une simple question de fait, à laquelle je supposais que Madame Jung allait répondre brièvement mais ,comme toujours, avec courtoisie. Cette fois là, cependant, elle n'a pas répondu à la question du tout ! Il y a eu un silence. Puis elle a dit tout simplement :
— "Je ne connais pas la réponse à cette question. Je n'y ai jamais réfléchi !"
J'étais absolument stupéfaite ! Il y avait là l’une des plus grandes autorités sur la Légende du Graal, la femme "du" CG Jung, s'il vous plaît, qui donnait un cours à l'Institut CG Jung de Zurich au mois d’août, et cette femme était tout à fait capable de se tenir là et d’admettre que, non seulement elle ne connaissait pas la réponse à cette question relativement simple, mais que la question elle-même ne lui était jamais venue ! Je me suis demandé pourquoi elle n'avait pas éviter cette gêne par l'un des nombreux stratagèmes dont usent souvent les conférenciers en de telles occasions (comme par exemple : "Je suis heureux que vous posiez cette question ! Mais, hélas, il n’est pas possible de la traiter aujourd’hui en si peu de temps. Nous commencerons par votre question la semaine prochaine."). Tandis que je me souciais de l’embarras de Madame Jung, j'ai soudain réalisé que la "gêne" était entièrement la mienne ! Madame Jung, loin de se sentir embarrassée, humiliée, chagrinée, coupable, ignorante, ou que sais-je, appréciait la situation immensément ! Elle riait de la façon la plus libre et spontanée qui soit. Oh, comme je voudrais trouver les mots pour décrire la teneur de ce rire ! C’était si inhabituel que je peux plus facilement peut-être le définir par ce qu'il n'était pas. Il n’était pas "apologétique", "dévalorisant" ou "flatteur". Il n'était pas non plus "désarmé", parce que Madame Jung ne se sentait manifestement pas menacée ou sur la défensive. Je ne peux même pas le qualifier de "charmant" parce que cela impliquerait que son rire était, du moins en partie, un genre de message qu'elle voulait faire passer (c’est-à-dire de nous "charmer"). Mais le fait est qu'il ne nous était absolument pas destiné. Ce rire inoubliable a tout simplement été la réaction spontanée de Madame Jung à une situation extérieure, acceptée comme telle avec humour, sans jugement moral, culpabilité, ou aucune image écornée de perfection ou d’omniscience. C'était le rire mélodieux d'une jeune fille, ou plutôt d'une femme insouciante et sage, un véritable être humain, dépouillé de l'énorme fardeau des idées fausses que portent la plupart d'entre nous et qui a retrouvé la spontanéité de la jeunesse, l'innocence de cet âge d’or de l’humanité avant que son naturel ne soit enterré sous des tonnes d'ordures. Ce jour-là, le séminaire s’est achevé dans un éclat de rire général et nous avons partagé avec Madame Jung, ne fût-ce que brièvement, la valeur unique de cette expérience.

— Ferne Jensen and Sidney Mullen, C. G. Jung, Emma Jung and Toni Wolff - A Collection of Remembrances, p. 47-51.

Traduction : Michèle Le Clech (avec l'aimable autorisation de Ms. Sidney Mullen)

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