Ma rencontre avec le docteur Jung ? Certainement l’événement le plus important de ma vie !
Lorsque je me suis inscrit à l’Institut Jung de Zurich, au tout premier trimestre en 1948, il y avait une trentaine d’étudiants de tous horizons ; j’avais vingt-sept ans et j’étais le plus jeune.
J’ai commencé mon analyse avec le docteur YolandeJacobi, qui était sans doute le pire choix possible pour un type sentiment très introverti, timide et inexpérimenté.
La première fois, le docteur Jacobi me dit qu’elle faisait les cent pas lors des sessions. Elle justifiait cela en expliquant qu’elle était une Hongroise extravertie et que c’était sa façon de faire.
Sa voisine du dessous avait porté plainte et le juge avait statué que, puisqu’il était dans sa nature de faire les cent pas, elle était dans son bon droit — mais pas avant huit heures du matin ni après dix heures le soir.
Si je fus impressionné par la justice helvétique, j’aurais dû comprendre que, pour ma propre analyse, je n’étais pas entre de bonnes mains.
Peu après avoir commencé avec le docteur Jacobi, je suis arrivé avec l’un des plus grands rêves archétypaux qui ponctuaient régulièrement ma vie(*).
Le docteur Jacobi fit les cents pas à toute vitesse et déclara que je ne devrais pas avoir de tels rêves ! J’étais un jeune homme et le rêve que j’avais apporté était celui d’un homme âgé.
Je ne devrais pas avoir de tels rêves !
Même si j’étais naïf, je savais qu’il s’agissait d’une approche erronée du rêve et qu’il me fallait obtenir plus de conseils que le docteur Jacobi était capable de me donner.
J’ai donc abandonné l’analyse, maladroitement et sans tact. J’ai sollicité une heure avec Madame Jung, qui enseignait à l’Institut et qui me semblait être une personne agréable, introvertie et pleine de dignité.
Elle accepta de me recevoir le lendemain et j’allai à Küsnacht pour lui raconter le grand rêve qui pesait si lourdement sur moi.
Je sentais que c’était un très beau rêve mais qu’il était ardu en raison de sa dimension transpersonnelle et de son très grand poids.
Madame Jung écouta mon rêve, parla peu, mais d’une manière tout à fait différente de celle qu’avait eue le docteur Jacobi en rejetant mon rêve.
Il semble que, ce soir-là, Madame Jung ait parlé de mon rêve avec le docteur Jung car il téléphona à l’Institut le lendemain et me dit : « S’il vous plaît, venez, je souhaite m’entretenir avec vous. »
Deux jours plus tard, j’étais de nouveau à Küsnacht, accueilli à la porte de la maison du docteur Jung par ses deux célèbres chiens.
J’avais entendu dire qu’il s’arrangeait pour que ses deux chiens recontrent les nouveaux patients, les chiens étant plus réceptifs à un éventuel état psychotique que ne l’est l’observation humaine.
J’avais l’impression d’être face à Cerbère sur le chemin vers le monde intérieur et, le temps que le docteur Jung arrive, les chiens étaient sur le dos appréciant mes caresses.
Le docteur Jung me conduit dans le jardin et me fit un très long discours sur l’importance de mon rêve, ce que cela signifiait pour moi d’être ainsi relié avec les parties profondes de l’inconscient collectif, sur la façon dont je devais vivre, sur ce que je pouvais attendre de ma vie, sur ce que je ne devrais pas tenter, ce que je pouvais croire, et sur ce qui, dans la vie, ne m’appartenait pas.
La rencontre dura près de trois heures et il était clair que je devais écouter et ne pas interrompre. Une consultation non directive, à l’évidence !
Jung me conseilla de passer la plupart de mon temps seul, d’avoir une pièce particulière dans la maison, uniquement destinée au travail intérieur, et de ne jamais adhérer à une organisation ou une collectivité.
Il précisa que, s’il était vrai que j’étais un jeune homme, mon rêve appartenait à la seconde moitié de la vie et devait être vécu, peu importe mon âge.
Quand un tel rêve advient, il doit être honoré, que l’époque ou les circonstances soient propices ou non. Jung me dit que l’inconscient me protègerait, me procurerait tout ce dont j’aurais besoin dans ma vie et que mon seul devoir était mon travail intérieur. Tout le reste en découlerait.
Il dit qu’il était de peu d’importance que j’accomplisse quoi que ce soit à l’extérieur dans cette vie puisque ma seule tâche était de contribuer à l’évolution de l’inconscient collectif.
Le rêve était composé, comme généralement, de trois éléments distincts et d’une quatrième partie moins bien développée ; il aborda longuement le problème de l’ajout du quatrième élément à la trinité des fonctions existantes et les implications de cette évolution.
A l’époque il se réjouissait au plus haut point de la prochaine proclamation de Rome au sujet de l’Assomption corporelle de la Vierge Marie et en parlait comme d’un exemple de l’intégration du quatrième élément aux trois déjà établis.
J’ai de nombreux souvenirs du docteur Jung ; ses rires, fréquents, la gentillesse dont il fit preuve en accueillant le grand rêve d’un jeune homme inconnu et, surtout, le cadeau qu’il me fit en partageant mon point de vue en matière de typologie.
Je me suis rendu compte que c’était un homme comme moi !
Sa façon de penser, son à propos, son humour, étaient quasiment identiques aux miens. Comme il était agréable de rencontrer quelqu’un qui me ressemblait à ce point, capable de faire fi des deux générations qui nous séparaient et de parler mon propre langage.
Non seulement le docteur Jung me parlait en anglais, mais il parlait également le langage du type sentiment introverti que j’étais. Ce n’est que plus tard, quand je me suis retrouvé en groupe face lui que j’ai compris que son type était tout à fait différent du mien et que son cadeau à mon égard avait été de le mettre de côté lorsqu’il s’était entretenu avec moi en adoptant le mien.
Je fus si profondément impressionné par cela, que je décidai, à hauteur de mes possibilités, de cultiver cet art dans mes rapports à autrui.
J’ai continué à travailler à la fois avec le docteur Jung (de courtes rencontres sur invitation) et avec Madame Jung. Elle était sensible, très introvertie et, je ne l’appris que bien plus tard, du type sensation introverti.
J’ai bien peur que les extravagances de mes sentiments et mon intuition lui aient fait passer des moments difficiles mais, elle aussi, m’a fait ce cadeau d’adhérer à mon type plutôt que de suivre le sien.
— Ferne Jensen and Sidney Mullen, C G. Jung, Emma Jung and Toni Wolff – A Collection of Remembrances, pages 36-39.
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Traduction : Michèle Le Clech, avec l’aimable autorisation de Sidney Mullen que je remercie chaleureusement.
Relecture : Nelly Delambily et Roger Faglin
Les traductions sont mises à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons
(*) P.S. Le rêve évoqué par Robert Johnson est brillamment commenté sur le blog La voie du rêve.
Voici le rêve : Tous les mille ans, un Bouddha naît. Dans mon rêve, le Bouddha naît au milieu de la nuit. Une étoile brille alors au firmament pour annoncer la naissance du Bouddha. Je suis là, et j’ai le même âge tout au long du rêve. J’assiste à la naissance du Bouddha, et je le vois grandir jusqu’à ce qu’il soit un jeune homme, comme moi, et nous sommes des compagnons inséparables. Nous sommes bons copains (la témérité d’une telle affirmation). Nous sommes heureux ensemble, et il y a beaucoup d’amitié et d’intelligence entre nous.
Un jour nous arrivons à une rivière qui coule dans deux directions en même temps. La moitié de la rivière coule dans un sens, l’autre coule dans le sens inverse ; au centre de la rivière, où se touchent les deux courants, il y a de très grands tourbillons. Je les traverse à la nage mais le Bouddha est pris dans un tourbillon et se noie.
Je suis inconsolable ; mon compagnon est parti. Alors j’attends un millier d’années, une lumière brille à nouveau au firmament, et à nouveau le Bouddha naît au milieu de la nuit. Je suis le compagnon du Bouddha pour une autre longue période. Je ne me souviens plus des détails mais pour quelque raison, je dois à nouveau attendre un millier d’années pour la naissance du troisième Bouddha. À nouveau, une étoile brille et le Bouddha naît au milieu de la nuit, et je suis son compagnon tandis qu’il grandit. Nous sommes amis et je suis heureux. Puis je dois attendre un autre millier d’années, jusqu’aux temps modernes, pour que le Bouddha naisse une quatrième fois.
Cette fois cependant, les circonstances sont différentes. Une étoile brillera dans le ciel pour annoncer la naissance du Bouddha, mais celui-ci naîtra à l’aube. Et il naîtra d’un trou dans un arbre quand les premiers rayons de lumière du soleil levant l’éclaireront ; je suis transporté de joie par anticipation car j’ai attendu mille ans que mon compagnon bien-aimé renaisse.
Les premiers rayons du soleil arrivent. Ils touchent d’abord le sommet de l’arbre, puis descendent à mesure que le soleil se lève. Alors que les rayons du soleil touchent le trou dans l’arbre, un énorme serpent en sort. Le serpent est gigantesque, long d’une trentaine de mètres, et il vient droit sur moi !
Je suis tellement terrifié que je tombe à la renverse. Puis je me remets sur mes pieds et je coure aussi vite que je peux. Quand je pense que je suis assez loin, je regarde autour de moi, pour m’apercevoir alors que le serpent me coure après et qu’il maintient sa tête juste au-dessus de la mienne. Alors je coure avec deux fois plus d’énergie en proie à la terreur. Mais quand je me retourne et je jette un œil, la tête du serpent est encore exactement au-dessus de ma tête ! Je coure encore plus vite et je constate que le serpent est encore là, et je sais qu’il n’y a aucun espoir. Alors, intuitivement, je forme un cercle en touchant ma hanche droite avec mon bras droit. Je coure toujours, et le serpent passe ce qu’il peut dans le cercle, et je sais qu’il n’y a plus de danger. Quand le rêve se termine, nous courons toujours au travers de la forêt, mais maintenant le serpent et moi parlons et le danger a diminué.
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Merci pour ce billet. Le détail portant sur l’incompatibilité de natures entre le Dr Jacobi, hongroise (je ne savais pas que c’était un type psychologique 🙂 extravertie et Robert Johnson, de type sentiment introverti, est particulièrement savoureux. Je me permets de signaler que j’ai récemment posté sur mon blogue le fameux rêve de Johnson avec des éléments de l’analyse qu’en a fourni Jung: http://voiedureve.blogspot.ca/2014/07/le-bouddha-et-le-serpent.html
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Génial ! merci Jean, je vais le relayer si tu veux bien.
Quel fabuleux partage Michèle, Merci infiniment. Je me suis régalée de le lire, tout autant que j’en reste très impressionnée et que cela me donne envie de poursuivre sur le chemin des rêves, comme à chaque fois que je lis tes articles. Je te suis très reconnaissante pour tout cela!
Author
Chère Alice, je suis vraiment ravie que l’article t’ait plu. Merci infiniment pour ton petit mot ! Je te souhaite une très très bonne année sur la voie des rêves.
Incroyable ! Et magnifique témoignage. Merci beaucoup pour ce partage… ☼
Où est-il possible d’avoir plus d’informations concernant les « types » introvertis/extravertis caractérisés par Jung ?…
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Bonjour Lili. Merci pour votre commentaire ! Vous pouvez peut-être vous rendre sur ma page sur Jung et les Types psychologiques. Il y a quelques liens vers d’autres sites (et des tests).
Voici le lien :
https://carnetsdereves.wordpress.com/2014/02/01/cg-jung-types-psychologiques-le-test/