Une jeune femme, thérapeute en formation, rêve : une voix lui dit : « il y a les historiens des religions et il y a les chamanes, les médecins de l’âme ». De fait, psychothérapeute, étymologiquement, signifie très exactement médecin de l’âme.
Les chamanes sont en Sibérie, en Amérique latine, en Inde aussi et dans beaucoup de sociétés traditionnelles, des thérapeutes initiés dont la vocation à guérir se révèle à travers une dépression grave, une maladie, voire des troubles mentaux qui les mettent d’abord au ban de leur société. Les symptômes qui les affligent ne cèdent que lorsqu’ils se soumettent à un entraînement initiatique dangereux, parfois mortel, sous l’égide d’un chamane reconnu. Cet entraînement vise à les mettre en contact avec le plan des ancêtres et des esprits guides de leur communauté, afin de pouvoir, sous leur influence, guérir à leur tour les désordres qui frappent le clan ou un individu isolé.
Le rêve disait donc à cette jeune femme, plongée dans un dur moment d’angoisse et de solitude affective, qu’elle pouvait, bien sûr, s’en tenir à une connaissance simplement « livresque » des processus à l’œuvre dans la psyché en transformation, selon les différentes époques, les différentes cultures. Mais, il lui soulignait nettement que connaître et agir — aider à guérir par exemple — ce n’est pas la même chose. Il lui fallait aussi, elle, moderne européenne, accepter à l’instar des chamanes lointains, d’éprouver par elle-même ces tensions et pressions douloureuses entre conscient et inconscient, de se transformer en profondeur, avant de prétendre pouvoir aider autrui à se rééquilibrer ou à évoluer.
En effet, telle l’eau d’un puits envasé, il faut bien des années dans le chemin de l’analyse pour que les deuils, les traumatismes, les injustices, tous les problèmes hérités des générations précédentes, ou encore tous les secrets ensevelis dans l’oubli de l’enfance et aussi les excès et les aspérités de notre propre caractère, bien sûr, se clarifient et s’apaisent. Bien des années donc pour que la source soit épurée des boues qui la troublent et ouvre sur une perception plus entière, plus éveillée du monde ; en contact avec les eaux vives de la psyché profonde, de cette « âme du monde » dont parlait Plutarque, ou encore de l’esprit originel dans le vocabulaire de l’Extrême-Orient.
Ce chemin de maturation qui unifie l’individu — individuum en latin, signifie ce qui ne peut pas être divisé — Jung l’a nommé processus d’individuation en reprenant un terme déjà employé par la philosophie dès le seizième siècle.
Ce processus tisse ensemble conscient et inconscient. Canalisé selon certaines techniques que nous verrons plus loin, il donne peu à peu naissance à une personnalité plus entière, aux antipodes de l’individualisme si répandu actuellement, dans le sens où la réalisation intérieure recherchée relie profondément à l’autre et au monde. « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux » n’était-il pas inscrit au fronton du temple de Delphes ?
C’est aussi un chemin initiatique dans le sens où la progression vers le centre y est scandée par des régressions et des épreuves qui peuvent se révéler infranchissables à tel ou tel degré du parcours. Et, comme nous allons le voir, ce que Jung appelle processus d’individuation est un processus initiatique spontané qui a ressurgi dans les premières décennies du vingtième siècle, là où nos sociétés occidentales menaçaient de sombrer dans les idéologies, la violence et le matérialisme.
En dix-neuf cent trente-cinq, Jung disait dans son commentaire au « Livre des morts Tibétains » qu’il avait redécouvert par hasard, en soignant les névroses de ses patients en quête de sens, une très ancienne voie initiatique occidentale, disparue avec la fin de l’alchimie, depuis la séparation entre la science et le sacré, c’est-à-dire avec l’avènement de l’ère des Lumières et le culte de la déesse Raison contemporains de la Révolution française. Cette voie initiatique alchimique, nous l’avons héritée de l’Égypte ancienne avec ses pratiques d’embaumement qui visaient la transformation du cadavre momifié en corps subtil immortel, en Osiris. Puis des Grecs à travers les cultes mystériques, d’Eleusis notamment, qui promettaient dès cette vie une nouvelle naissance dans l’esprit. À cette époque, les prêtres thérapeutes d’Asclépios-Esculape à Epidaure ou à Cos soignaient des patients venus de tout l’empire par l’interprétation de leurs songes.
L’avènement de la chrétienté a en partie étouffé ces savoirs : le Christ ayant sauvé l’humanité une bonne fois pour toutes — ce dont l’église était le garant — l’art de rêver se transformait en art diabolique. mais les gnostiques du début de l’ère chrétienne, puis les alchimistes à partir du Moyen-Âge, tous gens fort introvertis, continuèrent à explorer par l’intérieur les turbulences de cette âme que l’église prétendait pouvoir entièrement éclairer des puissants projecteurs de ses dogmes.
Un rêve d’une analysante très croyante atteinte d’un cancer fatal m’a illustré de façon lapidaire les limites des pouvoirs du vatican moderne en ce domaine : elle m’avait dit : « je n’ai peut-être pas besoin de continuer cette analyse, après tout j’ai la foi ».
La nuit suivante, elle rêva d’une voix qui lui disait que bien qu’elle soit baptisée, son inconscient, lui, ne l’était pas encore, ce qui la convainquit de poursuivre l’effort d’interprétation des grands rêves qui lui advinrent en foule dans ce moment tragique presque jusqu’à son dernier jour.
À la renaissance, les philosophes hermétistes, les créateurs et les artistes, renouant avec les sagesses païennes, virent alors l’être humain comme un mage intermédiaire entre ciel et terre dont le rôle sacré était de traduire et d’incarner l’inspiration divine. Les alchimistes fleurirent de plus belle entre le quinzième et le dix-septième siècle, nombre d’entre eux cherchant non pas la transformation du plomb en or sonnant et trébuchant et les richesses matérielles, mais plutôt, comme Paracelse et bien d’autres, les secrets de la matière et ceux du corps et de l’âme, en vue de l’obtention de la sagesse : l’Or philosophal.
Tissant une précieuse doublure secrète au rutilant manteau de la religion, les alchimistes d’Occident se concentrèrent les premiers sur les grands exclus et les refoulés de la chrétienté : la matière, la féminité, la nature du mal et la valeur de la vie sur terre. Car, il est certain que le culte officiel d’un Dieu purement masculin et célibataire, Père, fils et Saint-esprit poussait forcément les fidèles à une irrésistible ascension et à une survalorisation de l’esprit des hauteurs au détriment des profondeurs et de l’« esprit des vallées », comme dit joliment le langage taoïste.
— Marie-Laure Colonna, Les Facettes de l’âme (début du chapitre 1), avec l’aimable autorisation de l’auteur
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Merci. Cela donne envie de lire le livre…