La femme et le génie
Un soir, dans les années quatre-vingt, j’assistais à un séminaire public d’un analyste réputé.
On en était une fois de plus à l’anima : — « Les hommes, Mesdames, oui, les hommes, on le sait, ont une muse ! s’écria soudain notre conférencier d’un ton inspiré, et vous Mesdames, qu’avez-vous ? Si tant est que vous ayiez quelque chose !… »
Silence consterné dans la salle, de part et d’autre de la longue table rectangulaire autour de laquelle nous nous tassions à près d’une cinquantaine.
Quand soudain une voix intimidée mais décidée perça le silence.
— « Nous ? Nous avons un génie, Monsieur », déclara une jeune femme assise tout à l’autre bout de la table, déclenchant involontairement un éclat de rire général, pendant que l’orateur s’agitait :
— « Un génie ! mais, Madame, il faut le prouver, le prouver ! »
En réfléchissant à mon présent sujet et au daïmon Eros, cette petite histoire m’est revenue en mémoire. Car au fait c’est vrai, depuis tant de siècles, les créateurs, penseurs, peintres et poètes chantent et vénèrent la muse qui les inspire et l’amante en laquelle elle s’incarne. Alors, et nous les femmes désormais confrontées à la créativité ? Nous les analystes aux prises avec le protéiforme inconscient… les femmes écrivains, sculpteurs, cinéastes, poètes et toutes celles engagées dans un invisible processus d’individuation, transformateur par excellence de l’énergie psychique… Devrons-nous rester muses, seulement muses ? Un peu sphynx, un peu fées, vieilles et jeunes à la fois, d’une chasteté douteuse et le silence éloquent d’une Mona Lisa, comme le dit joliment Jung de sa femme-anima [*] ?
Poussées par le vent de l’âme, modelées douloureusement par les mains du dieu vivant qui les arrache à la terre, aux formes anciennes, à l’histoire déjà écrite, les femmes créatrices d’aujourd’hui dans le monde de l’imaginatio, du rêve et de la méditation rencontrent, elles aussi, un amant-guide, un inspirateur, un daïmon, un génie. Pour l’une, ce fut un loup qui peu à peu en vint à se nommer Romulus fondateur de la Rome intérieure, la cité du Soi. Pour l’autre un roi-mage noir, venu de derrière les étoiles, qui, un jour débarqua sur terre, dans la conscience, en fusée, chargé de ses présents. Pour une autre encore, un sombre adolescent aux yeux verts, un « jeune caïd très doué » disait-il de lui-même, qui émergeait de la lave d’un volcan et aussi un génie tout doré dansant sur sa colonne. Et encore simplement un amant sous la lune, dans un jardin, près d’un buisson de roses. Figures de l’éros, d’un animus inspirateur d’abord rencontré sous la forme d’un deuil, d’un échec, d’une crise, d’une obsession, d’une dépression et qui, peu à peu, mûrit et se transforme, s’humanise et devient un fiancé de l’âme et un refuge-aimant dans les difficultés quotidiennes. Oui, je crois vraiment maintenant que les femmes, elles aussi, ont comme masculin de la muse, un génie et je crois aussi, pour l’avoir constaté tant de fois dans son mode le plus destructeur, que ce compagnon intérieur, démon ou daïmon par une aimantation mystérieuse attire à lui et modèle à son image les circonstances de la vie et les êtres que nous y rencontrons. « A celui qui a, il sera tout donné, dit une sentence paradoxale de l’évangile , à celui qui n’a pas, il sera tout ôté » [**]. C’est un peu la même idée.
— Marie-Laure Colonna, La Femme et le génie, de la sexualité à l’érotique
[*] Cf. C. G. Jung, Problèmes de l’âme moderne, Paris, Buchet Chastel 1984, in « Le mariage, relation psychologique », p. 315.[**] Luc, VIII – 18
L’article entier peut être lu sur le site CG Jung France
Comments 3
Merci, un article formidable.
Merci pour cet article qui effleure un sujet passionnant. J’ai toujours honte de la muflerie de l’analyse orateur en demande de preuve devant l’évidence. Comme quoi il ne suffit pas d’être analyste et jungien de surcroit pour rendre justice au génie de la femme ! Trop souvent, les hommes (dont je suis) se gargarisent avec leur Muse alors que tout le défi que pose celle-ci, signale clairement Jung, est de bien différencier l’anima de la femme réelle pour reconnaitre cette dernière…
Excellent !
Oui, il y a encore bien à faire pour faire reconnaître le « génie » de la femme…
Le premier pas étant de reconnaître que peu, très peu de personnes se sont penchées sur les mystères très particuliers de l’âme féminine et sur son génie créateur…
Même Jung n’a fait, à mon avis, qu’effleurer le sujet…
Je ne suis pas sûre que le développement psychique de la femme soit le « parallèle » de celui de l’homme…il y a sans doute encore bien des subtilités à comprendre…bien des spécificités de la nature féminine qui nous échappent encore.
http://grandsreves1234.blogspot.fr/2015/08/lame-profonde-des-femmes.html
Clarissa Pinkola Estes a essayé de faire un premier pas dans ce domaine avec « Femmes qui courent avec les loups » …
Qui fera le second ?