“Chère N. Je suis désolé que vous soyez si mal en point.
La dépression signifie en général qu’on est ‘tiré vers le bas’.
Ce qui se produit lorsque consciemment on n’a absolument pas le sentiment d’être ‘en haut’ quoi qu’il en soit.
Je me garderais donc bien d’éliminer cette hypothèse. Si je devais vivre dans un pays étranger, je chercherais une ou plusieurs personnes qui me paraîtraient aimables et je me montrerais utile envers elles, de façon à ce qu’on me manifeste de la libido de l’extérieur, fût-ce sous une forme quelque peu primitive, comme le fait le chien par exemple en remuant la queue.
J’élèverais des animaux et des plantes, dont le développement me réjouirait.
Je m’entourerais de belles choses — objets, sons et couleurs —, même toutes simples, et primitives.
Je mangerais et boirais bien. Je n’aurais de cesse, lorsque l’obscurité se fait plus dense, de pénétrer jusqu’à son tréfonds, jusqu’à ce qu’au cœur même de la douleur m’apparaisse une lumière, car in excessu affectus la nature elle-même opère un retournement.
Je dirigerais ma rage contre moi-même et à sa flamme je ferais fondre mon plomb.
Je renoncerais à tout et n’accepterais que les activités les plus humbles, si ma dépression devait me pousser à quelque violence.
Je lutterais avec le sombre Dieu jusqu’à ce qu’il me déboîte la hanche. N’est-il pas aussi en effet la lumière et le ciel bleu dont il me prive ?
C’est là en tout cas ce que je ferais.
Ce que d’autres feraient, c’est une autre question à laquelle je ne puis répondre. Mais pour eux aussi il existe un instinct qui les pousse soit à se tirer d’affaire soit à descendre jusqu’au plus bas.
Mais il n’y a pas de demi-mesure ni de tiédeur possible. […]
Avec mes vœux cordiaux,
fidèlement vôtre,”
— C.G. Jung
dans Correspondance, tome 5 : 1958-1961, éditions Albin Michel
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Présentation de l’éditeur
Au début de 1958, date où commence ce dernier volume de sa correspondance, Jung n’a même plus trois ans à vivre, et il a vu disparaître les membres les plus proches de sa famille et ses plus anciens amis.
Quelle que soit l’affection que lui portent Ruth Bailey qui s’occupe quotidiennement de lui, Aniela Jaffé avec qui il a composé Ma vie ou sa principale élève Marie-Louise von Franz, il est entré dans cette “solitude” dont il disait, voici déjà des décennies, qu’elle était une attitude et un devoir spirituels.
Il se dirige vers sa mort — cette mort que ses rêves de 1944 lui ont révélée comme union mystique ; cette mort à quoi préparait tout son processus d’individuation ; cette mort où, selon lui, la psyché ne disparaît peut-être pas puisqu’elle se trouve “au-delà du temps et de l’espace” et à l’approche de laquelle il faut pourtant se conduire comme si l’on était immortel.
Malgré tous les efforts qu’elle lui coûte, on est stupéfait de l’activité épistolaire qu’il continue à déployer afin de s’expliquer encore et toujours sur sa conception de la psychologie ou d’émettre sans cesse de nouvelles hypothèses.
Leçon bouleversante que celle de ce vieillard qui accepte profondément son destin sans jamais en rabattre sur sa dignité d’être homme : c’est que la psychologie n’est pas seulement une science pour Jung, elle est aussi une “éthique” et “une manière de vivre et de mourir”.