Francis Weller : le chagrin

MicheleFrancis Weller, Traduction Leave a Comment

Le chagrin : un art perdu

Les repères nous manquent en matière de chagrin, et nous sommes écrasés par cette boule d'obscurité. Sans méthode pour traverser les moments de peine, nous restons à l’étroit dans nos vies.
Je vois le chagrin comme un seuil émotionnel. En d’autres termes, franchir ce seuil et entrer dans le monde du chagrin permet de voir s’épanouir le reste de notre vie ; nous pénétrons alors dans le champ de la communauté et de la joie.

Plus profond le chagrin, plus grande est la joie dit William Blake.
Lorsque l’on restreint la sphère du chagrin, on réduit aussi celle de la joie, et l’on finit par vivre dans une culture insipide — celle où nous nous trouvons en ce moment même. Et dans une culture sans relief, nous dépendons de stimulations et de stimulants pour avoir le sentiment d'être vivants, parce que nous ne connaissons ni la joie véritable, non plus le véritable chagrin.
C'est ce que j'appelle « l'hygiène de l’âme ». Nous prenons soin de nos dents, de nos cheveux de notre corps, nous faisons du sport… Ce sont là des mesures d’hygiène, mais nous oublions celle de l’âme. Et purifier l’âme de façon régulière, grâce à l’art de pleurer, est une absolue nécessité.
Denise Leverto a écrit un petit poème qui dit :
Parler du chagrin agit sur lui,
le sort d’un état où, recroquevillé sur lui-même,
il s’interdisait l’accès au monde de l’âme.
Ce savoir-faire est le moyen d’entretenir la relation avec notre vie spirituelle, mais aussi avec l'âme du monde. Sans cela, nous sommes de plus en plus isolés et déconnectés.

Le chagrin partagé

Dans cette culture du héros, nous sommes conditionnés à nous débrouiller seuls, à n’avoir besoin de personne,  et à nous frayer un chemin à travers nos peines. Et on n’y arrive pas !
C'est important pour moi de rester avec ma tristesse parfois, de m'y plonger entièrement, mais ensuite j’ai besoin de la partager avec d'autres, parce que le chagrin n'est jamais personnel. Depuis l'origine des temps, ça a toujours été un processus collectif.
Et l’une des choses que notre peine souhaite, c’est un village.
Ce village peut être petit : ça peut juste être deux ou trois personnes, qui se retrouvent :
— Ce soir, j'aimerais partager ma peine… et tout savoir de la vôtre.
Pas de problème, pas de solutions à trouver, juste le besoin de quelqu'un de profondément réceptif à notre peine et qui nous dit :
— C'est important.

Les cinq strates du chagrin

Les cinq strates concernent tout ce qui affecte l’âme du simple fait d’être en vie, aujourd’hui, dans cette culture.
Nous connaissons bien la première porte qui donne sur le chagrin, lorsque quelqu'un ou quelque chose que nous aimons meurt ou s’éloigne. C'est le seul chagrin que reconnaît cette culture. Les gens disent :
— Je suis désolé.e pour vous.
C'est le seul chagrin pour lequel on fait preuve de compassion, c'est aussi la seule strate que nous reconnaissons,  tandis que les quatres autres sont ignorées — voire même inconnues.

La deuxième porte a trait à la perte de quelque chose, la part de nous qui n'a jamais connu l’amour. Nous sommes élevés dans une culture qui réduit incroyablement nos chances d’avoir une vie pleinement vécue.
Dans ma famille par exemple, je n'étais pas autorisé à exprimer ma colère, ma joie, ma sensualité. Même mon exubérance était interdite. On se coupe alors de certains aspects de soi-même, on tient à l’écart des parcelles de son âme et c'est une atteinte à l'intégrité de la psyché et de son âme.
La réponse appropriée à cette perte devrait être le chagrin, mais ces parts de nous sont généralement méprisées et jugées, et il est impossible de ressentir de la peine. Il y a donc, en permanence, une impression de perte que nous ne solutionnons jamais tout à fait.

La troisième porte concerne le monde et sa disparation, le désespoir du monde.
Chaque jour on nous parle de l’extinction de certaines espèces, des océans qui se vident, de l'érosion des montagnes ou tout simplement des victimes de la route. C’est notre litanie quotidienne et nous ressentons ces pertes à un certain niveau.

La quatrième porte, donne sur le sentiment de perte que l'on ressent, face à toutes les attentes que nous avions en venant ici et qui n’ont pas été satisfaites. Nous sommes faits pour vivre pleinement à la manière de nos lointains ancêtres, c'est à dire en lien permanent avec une tribu ou un village et, de la même façon, avec la Nature, avec des rituels qui parlent des vicissitudes et des étapes de la vie, les disparitions, la gratitude, la guérison.
C'est ce qu'on attendait !
On voulait être accueilli au réveil par quarante paires d’yeux et qu'on nous demande :
— De quoi as-tu rêvé cette nuit, John ? Raconte-nous !
Se retrouver le soir autour du feu, entendre les vieilles histoires, c'est ce qu'on espérait, mais pratiquement rien ne s'est concrétisé.
Nous ressentons de ce fait dans notre corps l’écho douloureux de quelque chose que nous ne savons pas nommer, et qui n’est pas là.

Quant à la cinquième porte, elle donne sur ce que j'appelle la tristesse des Anciens. Et cette tristesse comporte différentes couches. L'une d'elles est tout simplement… nos ancêtres sont issus d'une communauté tribale originelle ; ils connaissaient leurs terres, ils avaient des rituels, leur langue, des chansons, de la nourriture, ils faisaient corps avec cet endroit. Il y a eu à un moment donné une rupture dans cette connexion et l’exil vers ce continent. Et cela implique en général une disparition/altération des traditions, de la langue, etc…
Mais le pire avec l’arrivée de nos ancêtres est la destruction d'un écosystème, de populations indigènes entières, l'avènement de l’esclavage… cela fait toujours partie de l’héritage ancestral, et se retrouve au plus profond de notre être.
Ce sont les cinq strates du chagrin.

Répression du chagrin et explosions de colère

Je crois que lorsque nous refusions au chagrin le droit de cité et que nous le réprimons à l’intérieur, cela génère énormément de rage. Mon ami Malidoma Somé m’a dit un jour :
— On ne peut pas faire confiance à un homme qui ne peut pas pleurer. Il est comme une bombe ambulante au sein de la communauté.
La répression du chagrin conduit donc à quelque chose d’explosif. Nous le constatons dans notre culture, n'est-ce pas ? Je vois l’accroissement de la violence à travers les armes à feu, même l'ensemble de l'industrie militaire s’arme contre toute cette peine insurmontée. Martin Prechtel dit que « Toute guerre est un chagrin non transformé. » 

Le pouvoir révélateur de la colère

La colère est bien plus que de la colère. Elel est une émotion légitime qui parle de limite et de violation, de justice et de protection. C'est une énergie nécessaire.
Jung dit que « La premier pas vers l'individuation va vers Mars. » Dit autrement, l’authentique expression de ce que je suis dans ce monde, son premier mouvement s’adresse au dieu de la guerre. Nous avons besoin de cette capacité à nous affirmer.
Telle est ma position, voilà qui je suis.
Cela provient de cette énergie. Ce que nous ne faisons généralement pas consiste à développer l’art martial. Nous ne sommes pas vraiment qualifiés en ce qui concerne Mars, la colère, et son énergie. Nous devons donc cultiver cette qualité. La colère, quand elle est bien utilisée, est un processus relationnel, révélateur.
— Je te parle de moi. Je te dis ce qui ne va pas, ce qui me dérange, ce qui m’atteint physiquement et me fait ressentir quelque chose de façon intense.
L'intimidation est une tentative de couper court à la relation. C'est un moyen de repousser et de faire en sorte qu’on ait peur de moi. C'est donc une dégradation, une rupture de la connexion au lieu d’un approfondissement. La véritable colère mène à l'intimité.
C’est un révélateur :
— Je te parle de quelque chose de très important pour moi ; si je suis en colère, c'est parce que quelque chose a été touché au plus profond de ce que je suis, quelque chose que j’aime, quelque chose que je chéris, quelque chose que je tiens à protéger a été blessé et violé et j'ai besoin de t’en parler pour que tu me connaisses mieux.
L'intimidation fait le contraire : elle brise le lien et crée de la distance. Encore ube fois, le côté sain de la force, une colère saine est quelque chose qui sert le bien commun tandis que l'intimidation a tendance à servir l'intérêt de l'individu ou du pays.
Nous intimidons beaucoup de pays par notre puissance et notre force, mais nous laissons un supplément d'âme dans ce processus d'intimidation.

Le mythe de la satisfaction dans la culture moderne

Notre culture souffre aujoud’hui de deux défauts primaires : l'amnésie et l'anesthésie.
Nous oublions et nous sommes engourdis.
En conséquence, le châtoiement et la beauté du monde ne se voit pas.
Et quand le monde est terne, nous nous tournons vers des satisfactions secondaires : divertissement, shopping, dépendances de toutes sortes… Puis de façon plus pernicieuse, on commence à s’en tenir au pouvoir, la richesse, le statut, le titre, les privilèges… Et, par extension, notre culture devient génératrice de satisfactions secondaires qui tournent autour de l’emprise.
L’emprise est probablement ce qui caractérise le mieux les satisfactions secondaires : nous voulons toujours plus. Il n'existe pas de satisfaction dans cette culture. Nous sommes amenés à être insatisfaits, de façon chronique, par cette société, et nous avons faim de la prochaine chose qui se presentera. Et c’est à mon sens l’une des causes les plus profondes de la tristesse ; Nous ne sommes jamais véritablement rassasiés !
Je me souviens avoir parlé avec l’un de mes clients un jour, et je disais que nous sommes tellement habitués aux satisfactions secondaires, comme boire sucrées et manger des saletés, et j'ai commencé à évoquer la satisfaction primaire et il a dit : « Ah, Les protéines ! ».
J'ai dit : « Oui ! »
C'est ce qui nous nourrit, c'est ce qui donne vraiment un sentiment de satisfaction au niveau de l'âme.

— Satisfaction primaire et nourriture oubliée
Il s’agit de tout ce dont l'âme a réellement besoin pour se sentir vivnate, amoureuse de la vie : le toucher (les caresses dont on a besoin), les rires, les condoléances et la gentillesse en période de chagrin, les repas partagés, les nuits étoilées où nous racontons des histoires, les rituels qui réparent, rétablissent les relations, entre elles, et avec la nature qui nous entoure et avec le sacré.
Ce sont les choses nous avosn absolument besoin, sans quoi nous nous précipitons pour tenter de combler le vide avec tout ce que nous trouvons, sans y parvenir jamais…
Demandez à un toxicomane : plus vous consommez, plus vous en voulez. C'est comme si les satisfactions secondaires tendaient à renforcer les symptômes au fil du temps.
Nous voulons plus, nous voulons plus et plus, et nous finissons par mourir de cette dépendance.

La gratitude, l'autre face du chagrin

Je veux juste ajouter une chose, nous avons seulement parlé d’un aspect de la prière : une des deux mains est le chagrin, l’autre la gratitude.
Et nous avons besoin des deux pour faire face à cette vie : un homme ou une femme véritablement adulte sait guérir le chagrin d’un côté et faire preuve de gratitude de l’autre.
Quand les deux se rejoignent, nous sommes alors en prière, une prière vivante.


Francis Weller, in Minnesota Men's Conference, On Grief
— Traduction : Michèle Le Clech, Nelly Delambily, avec l'aimable autorisation de Francis Weller

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Les traductions sont mises à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution

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