Llewellyn Vaughan Lee : le Bien Aimé

Carnets de rêvesEdition, Llewellyn Vaughan Lee, Traduction Leave a Comment

Lovers in the Garden

J'ai l'immense plaisir, et privilège, de partager avec vous ce rêve, rapporté et commenté par Llewellyn Vaughan Lee dans son livre Catching the Thread, qui est l'un de mes livres favoris sur le sujet — sinon mon préféré.
Grâce à la générosité de Llewellyn Vaughan Lee qui m'a profondément touchée, je publie ici quelques extraits du chapitre "Poems of the Soul".


J’entre dans une maison moderne et je découvre avec étonnement que l'intérieur est un ancien palais du Moyen Orient d'une indescriptible beauté. Je suis convoquée chez le roi, je suis sa maîtresse, vêtue de vêtements orientaux, parée de bijoux et parfumée.
Lorsque je pénètre dans la chambre, le roi est allongé sur le lit. Il me fait signe de le rejoindre et je me hisse auprès de lui. Je sais que ce sera la dernière fois car il est vieux et impuissant. Il veut simplement que je le veille et que je le réchauffe.
Je suis un objet. De la porte, sur ma gauche, souffle un grand vent et le lit se met à parler. On m’apprend que je dois rendre tout ce que j’ai acquis dans ma vie — mes habitudes et mon comportement, tout ce que j’ai emprunté ou qui m’a été imposé par d'autres, par mes parents, etc.
Petit à petit, tout m’est enlevé et retourne d'où ça vient. Finalement, je me retrouve complètement nue.
Puis la voix me dit que les dieux de l’Olympe vont m’offrir des présents. Ils sont annoncés tour à tour et on me dit de quel dieu ou de quelle déesse provient le cadeau . Ces magnifiques présents m’habillent intérieurement, et non extérieurement. Je suis remplie de lumière et, pour la première fois de ma vie, je regarde mon corps, beau, rayonnant et plein d’amour. Toutes mes angoisses à propos de la nudité disparaissent car je sais qu’à présent les gens verront simplement le reflet de leur propre lumière.
Puis je prends l'anneau que le vieux roi, mon père, m’avait donné. Je détords les quatre fils d’argent et, tout étonnée et émerveillée, je découvre un filament en or, très fin. Je l’avais à peine remarqué, terni à force d’avoir été si longtemps caché.
Je tremble en le tenant, prenant conscience que ce fil, ce cheveu, est le pont au-dessus de l'abîme de feu. Je ressens un immense et indescriptible sentiment d’amour.
Comme par magie, je suis transportée dans la chambre à coucher du prince avec qui, je le sais, je vais me marier. Je sais aussi qu'il sera bientôt roi et qu’il régnera à la place de l’ordre ancien. Je peux sentir sa présence dans la chambre mais je ne vois pas son visage. Il attend que je le rejoigne.
Je me suis réveillée de ce rêve avec un grand sentiment d’allégresse. Je rentre à la maison. Je rentre à la maison. Mais en le transcrivant, je suis submergée par une immense tristesse, par la nostalgie, et par un douloureux sentiment de séparation. C’est un rêve qui parle du passé, du présent et de l'avenir.

La maîtresse du roi

Dans ce rêve, la rêveuse pénètre dans la maison de sa propre psyché pour découvrir qu’au delà de sa façade moderne se trouve un monde intérieur, ancien et « incroyablement beau », représenté par un palais du Moyen-Orient. C’est le monde de l’âme, un monde de conte de fées où nous sommes tous rois et reines, princes et princesses, mais aussi sorciers et sorcières.
Notre rêveuse est la maîtresse du roi et porte les bijoux et les parfums d'une fille de joie. Dans la vie de la rêveuse, le roi est le principe masculin au pouvoir et sera, un peu plus loin dans le rêve, associé à son père et à tous les conditionnements qui s’y rattachent. De nos parents nous n’héritons pas uniquement de nos caractéristiques physiques, mais aussi de notre comportement et de notre regard sur la vie. Leurs valeurs deviennent les nôtres, et le fait que la rêveuse soit la maîtresse du roi met en relief la façon dont sa véritable féminité est utilisée pour le plaisir d’un autre. Elle souffre de la situation collective du féminin, inféodé par des siècles d’oppression patriarcale. Beaucoup de femmes d'aujourd'hui, même les féministes les plus véhémentes, prostituent la déesse intérieure sur l’autel d'une culture dominée par les hommes.

Au delà de ce qui a contraint les femmes à être assujetties aux hommes, se cache en effet une dynamique intérieure bien plus puissante : la répression du principe féminin lui-même. La sagesse intérieure et le mystère créateur du féminin ont été enterrés, oubliés, et seuls demeurent les objectifs masculins extérieurs.
En pénétrant dans la chambre du roi, la rêveuse joue le rôle de la maîtresse, mais la dynamique intérieure a changé, car elle sait qu'il est vieux et impuissant et que « ce sera la dernière fois ». […]

Dans une relation, le fait d’être « un objet » est la négation de ce que l’on a  de plus précieux : son être véritable.
[…]  Pour la dernière fois dans le lit du roi, la rêveuse réalise qu’elle n’est pour lui qu’un objet. Elle perçoit la stérilité de leur relation, et un vent puissant souffle de la gauche transformant sa vie intérieure pour toujours.[…] Avec le vent vient une voix qui s’élève du lit, l’endroit où elle s’abandonne au roi. Dans les rêves, une voix désincarnée est habituellement la voix du Soi, et il lui est demandé de rendre tout ce qu’elle avait acquis dans sa vie : “mes habitudes et mon comportement, tout ce que j’ai emprunté ou qui m’a été imposé par d'autres, par mes parents, etc.”
Nous naissons au monde dans la nudité, physique et psychologique, mais sommes vêtus des valeurs de ce monde bien trop tôt, chargés de conditionnements, emprisonnés par les désirs de l’ego. […]

C’est uniquement lorsque nous sommes nus et vulnérables que nous sommes capables de recevoir les dons de l’esprit ; c’est seulement lorsque notre ultime protection nous est enlevée que nous pouvons prendre conscience de nos plus authentiques qualités personnelles ; ces présents proviennent des dimensions archétypiques de l’âme, que les Grecs projetaient sur les dieux de l’Olympe. […]

La divine beauté de la féminité

[…] Le cadeau d'Aphrodite, la beauté, appartient à chaque femme car elle est expérience intérieure rendue manifeste. Dans les temps anciens, par le bain rituel et la parure de leurs corps, les prêtresses honoraient la Déesse, le côté féminin de Dieu. De tels rituels demeurent vivants pour les femmes dans le plaisir de se parfumer ou dans l'attention qu'elles accordent à leur coiffure. […] Pourtant, l'aspect sacré de ce mystère a été mis à mal suite à la répression du féminin, et le lien avec le Soi s'est quasiment perdu. De la même façon, la rêveuse revêt parures et bijoux pour le plaisir du roi ; la beauté du corps féminin s’est vu prostituée pour celui des hommes.
Les femmes ont appris à se valoriser en fonction des hommes et non en fonction de leur vie intérieure.

En se défaisant des vêtements et du conditionnement, la rêveuse est capable de découvrir, "pour la première fois", la véritable nature et la beauté de son corps, "radieux et plein d'amour". L'amour est la substance du Soi, et la beauté est l'amour rendu manifeste. Quand une femme est amoureuse, sa beauté est à son comble. Elle est radieuse. Et plus radieuse encore est celle qui est en amour avec le Bien-Aimé. […] C’est uniquement à cause de l'ego que nous faisons l'expérience de la séparation. Le poète soufi Hâfiz dit :

Entre l'amant et l'aimé il ne doit pas y avoir de voile.
Tu es toi-même ce voile, Hâfiz — écarte-toi ! (29)

La nudité spirituelle est le plus authentique et le plus naturel de nos états d’âme.
Ôter ses vêtements — ceux de ce monde — réclame parfois des efforts considérables ; ce n’est pas le cas de la nudité, c’est un état.
[…] Le chercheur met toute son énergie à enlever les couches et à polir le miroir du cœur. […] Dans ce miroir, il peut voir sa propre lumière, la même que dans les yeux du Bien-Aimé. Ce reflet n’est pas un cadeau seulement fait au chercheur.
Le miroir du cœur se reflète chez tous ceux qui cherchent. […]  Ceux qui regardent voient à la fois leur beauté et leurs imperfections. Ils peuvent voir au delà de la personnalité dans les couches profondes de la lumière et de l'obscurité. En étant simplement lui-même,  le voyageur a un effet sur les autres et ils peuvent alors se voir tels qu'ils sont vraiment.

Les angoisses de la rêveuse s’envolent lorsqu’elle se rend compte que les gens ne verront pas sa nudité, mais uniquement “la lumière ou le reflet d’eux-mêmes”. Alors, dans cette nudité retrouvée, elle peut enlever la dernière chose qui lui vient du passé : "l’anneau que le vieux roi m'a donnée”. Elle prend conscience dans le rêve que le vieux roi est son père. […] Mais le père de la rêveuse lui a donné une bague composée de quatre fils d'argent. L'argent est la couleur de la féminité, et quatre le nombre de la totalité. Cette bague symbolise sa plénitude féminine qui lui a été donnée par cette première relation.
Pour notre rêveuse, le roi représente les valeurs collectives masculines — en particulier la richesse matérielle comme objectif . Elle s’est identifiée à son père et, en tant que maîtresse, n'a jamais été fidèle à elle-même. Elle s’est calquée sur ce qu'elle estimait devoir être, plutôt que vivre sa vraie nature. Même si elle s’est consciemment rebellée contre les valeurs paternelles, inconsciemment, elle était encore leur esclave ; elle restait sa maîtresse. Mais les dynamiques de la psyché n’obéissent pas aux lois de la raison. […]

Bien que l'anneau soit un symbole de sa féminité, le fait que les quatre brins d’argent soient tordus laisse supposer que, dans sa relation avec le roi, son père, son côté féminin s’est vu déformé. Elle n'a pas été fidèle à elle-même et, de ce fait, a déformé sa nature véritable. Dans sa nudité, elle n’est plus la maîtresse du roi et peut à présent "détordre les quatre fil d'argent" sous lesquels se trouve quelque chose d'infiniment précieux, un “filament d'or”. […] Bien qu’il soit profondément caché, nous avons tous ce gage d'amour dans nos cœurs. Il est le fil d'or qui nous ramènera à la maison. Le chemin du retour, c’est l’amant qui retrouve les bras du Bien-aimé ; pour effectuer ce voyage, nous devons suivre le fil d'amour que nous avons en nous.

Parfois, nous ne trouvons pas ce fil ; nous cherchons partout dans le monde, mais ne regardons jamais "dans l’espace caché du cœur". Parfois, comme pour la rêveuse, nous le remarquons à peine, parce qu'il est "terni pour avoir été caché si longtemps".
Mais il est toujours là, attendant d'être trouvé. Saint Grégoire de Nysse a écrit : « La voie de l'Amour est comme un pont de cheveux au dessus d’un abîme de feu" et la rêveuse reconnaît le cheveu d'or en tant que pont. Cette reconnaissance ouvre son cœur et elle est remplie d'un immense et indescriptible sentiment d’amour.

L'amour est la plus grande force qui existe dans la création. Il est l'énergie qui transforme celui qui cherche et dissout les voiles de séparation. […]

Notre rêveuse a trouvé le talisman de son véritable Bien-aimé et elle est "transportée comme par magie" dans la chambre du prince. Ils vont se marier et il deviendra alors le nouveau roi. Le mariage mystique est un engagement sacré où tout est remis entre les mains de l'amour. Les valeurs de l'ancien roi ont disparu ; tout ce qui reste est le regard du Bien-aimé, le tendre contact de ses mains. Son prince attend qu’elle Le rejoigne ; Il attend depuis des siècles. […]

Notre rêveuse L’a trouvé, elle a trouvé l’endroit où il l’attendait, le lit où il va l'embrasser. Elle sent la présence de son prince, mais ne voit pas son visage car, en vérité, c’est un amant invisible. Il n’a pas de forme, pas plus que l'amour.

Mais elle est submergée par "une immense tristesse, par la nostalgie, et par un douloureux sentiment de séparation."
Une gorgée du vin de l'amour et l'on est perdu à jamais. Le monde est bouleversé et l’on ferait n’importe quoi, même mourir, pour une autre gorgée.
Dans les mots d'Abû Sa'îd ibn Abi-l-Khayr, “L'amour est le piège de Dieu”, et la douleur de la séparation est un poison qui nous tue lentement, jusqu'à ce que nous ne soyons plus, et qu’il ne reste que le Bien-aimé.


(29) Quoted by Rice, p. 76.
(33) Rûmî, “A Thief in the Night”, trans. Peter Lamborn Wilson and Nashrollah Pourjavady in The Drunken Universe, p. 105.


Traduction : Michèle Le Clech — avec l'aimable autorisation de Llewellyn Vaughan Lee
Relecture : Nelly Delambilly

Les traductions sont mises à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution —  merci de citer la source.

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