Le club des ombres

MicheleArticle, Humeur du jour

Nul ne doit avoir honte de lui payer son tribut, dit Jung en évoquant l'amour.
C'est la même chose dans l'amitié me semble-t-il. Et le prix est parfois dans le retrait, dans le silence, dans l'acceptation de ce qui est, dans l'acceptation qu'il n'y a peut-être pas de place pour nous en cet instant, ou ce jour-là, cette année-là… ou peut-être plus jamais. Il n'existe pas de programmes de formation pour apprendre à aimer.
Il arrive que le prix que l'on paie au nom de l'amitié ou de l'amour soit payé de retour, notre ami(e) revient, se raconte, et le sentiment d'être de nouveau "nous" a vraiment un goût exquis.

Le silence dans l'amitié
C'est dans de telles occasions que j'ai pris conscience de l'importance de respecter les moments de silence dans l'amitié, quelle que soit leur durée.
Si j'agis à partir de la peur ou des jugements qui pourraient me venir devant la porte fermée, alors je rejoins ce que j'appelle le club des ombres, celles de mon ami et les miennes, un club régi par des ombres qui sont d'autant plus épaisses et invisibles que nous sommes particulièrement touchés, des ombres qui se doublent parfois des fantômes familiaux ou collectifs sans que nous en ayons conscience.
J'aime prendre le temps de voir ce qui est touché à l'intérieur de moi, seule ou avec du soutien ; ce temps m'est vraiment nécessaire pour être en accord avec ce que je ressens, y compris si c'est un manque d'élan (que j'ai tendance à le juger sévèrement). Et pourtant, il a aussi sa raison d'être. Lorsque j'en parle avec l'un de mes meilleurs amis et que l'on regarde tous les deux en arrière, mon manque d'élan correspond souvent au temps dont il a besoin pour sortir de sa grotte. C'est ce qui nous permet de nous re-trouver au cœur de l'amitié, comme si mon manque d'élan répondait à la solitude dont il aime entourer sa descente aux enfers.
De nos échanges à cœur ouvert, j'ai compris que lorsqu'on est traumatisé, c'est un tango que l'on danse, le tango du trauma : des émotions, des sensations, des pensées font brusquement irruption qui nous poussent en avant, ou nous tirent en arrière — ou vers le fond — et nous incitent à repousser les autres, violemment ou sans un mot, nous privant de tout discernement, de toute liberté de choix et, surtout, de tout lien avec le moment présent.
Parfois, leur influence a raison de nous et nous glissons alors lentement dans l'abîme. L'énergie s'en est allée, le monde a perdu ses couleurs, plus rien ne vaut la peine. Parfois, la honte semble prendre toute la place, mélangée à la tristesse et à l'apathie et même au désarroi. La colère émerge de temps à autre, avec violence avec, à sa suite, quantité de jugements ou de remarques acerbes contre soi-même, amplifiant la honte qui nous pousse un peu plus profond dans la grotte.

Ce qu'on appelle parfois destin — et qui semble être une énergie inconsciente —, nous précipite dans de sombres états d'âme sans qu'on puisse aucunement tenir compte de la situation concrète. Il nous inscrit dans un cycle qui se répète, altérant ou condamnant le futur, jusqu'à ce que quelqu'un nous reste fidèle, quand bien même les voyageurs du temps ou les fantômes du passé s'immiscent dans notre relation.
Et le silence d'un ami, c'est parfois ce qui nous ramène dans le monde des vivants ; son absence, curieusement, est le moteur dont nous avons besoin pour en retrouver le chemin.

Mensonge
C'est dans de telles circonstances que j'ai aussi pris conscience du rôle du mensonge et de la cohorte des stratégies qui lui ressemblent de près ou de loin : les inexactitudes, l'à-peu-près, la fausseté, la dissimulation, le fait d'enjoliver.
Qui n'a jamais menti ? Ne serait-ce qu'en répondant "Très bien" à quelqu'un qui nous dit : "Bonjour, comment vas-tu ?"
Mais pour certains d'entre nous, cela n'a rien à voir avec un mensonge poli. Si nous mentons en certaines circonstances, ce n'est bien souvent pas par choix ; c'est plutôt que nous avons appris que l'authenticité et l'honnêteté nous conduiraient tout droit devant un tribunal, et que ce tribunal nous condamnerait à coups sûrs. De mensonge en mensonge, un chemin se dessine et devient, au fil du temps, une voie que l'on emprunte par réflexe. Les circonstances ont beau être différentes, c'est comme si un message s'était imprimé dans notre chair : fais semblant...  sois fort ou efficace en toutes circonstances… faut que je ressemble à ce qu'on attend de moi… embellis les choses, je suis trop insignifiant pour qu'on m'apprécie,

Illustration d'Enrico Mazzanti (1883)Je suis fait de papier ou de chiffons, j'ai été sculpté dans la glace, le marbre, la pierre, ou taillé dans le bois. Et me voilà poupée, image, statue, pantin… je suis Pinocchio, un enfant qui a appris la langue de bois sous les coups de burin de son père, un père malheureux qui voudrait tant "un vrai petit garçon" et modèle son enfant à coup de pieds, de ceinture ou d'insultes. Comporte-toi comme je le souhaite, mais surtout, sois honnête, authentique.
Aux messages contradictoires de quelqu'un que l'on aime et dont on dépend, réponse instinctive : la rébellion, ou la fuite, de toutes les manières et dépendances possibles pour anesthésier la peine, la confusion et la honte, et oublier la dépendance originelle.
Mais il n'est nul endroit sûr, et la dépression nous avale bientôt, l'angoisse et la rage sur ses talons après l'avoir précédée. 
Comment être honnête quand l'honnêteté est signe de danger et d'exclusion ? Comment rester dans l'intimité d'une relation quand ce que l'on voudrait offrir est précisément ce qui ne serait soi-disant pas "aimable" ? Comment faire quand on a prétendu des choses qui ne sont pas ? Il reste dès lors les anciens schémas, tricher, continuer à prétendre, ne rien laisser paraître, déplacer le sujet, tout, pourvu qu'on taise l'essentiel. Qui, se dit-on, voudrait s'asseoir sur un canapé en désordre, devant des boîtes de junk food éparpillées ?
Un ami peut-être.
Mais l'on ne peut prendre ce risque. Les attentes parentales faussent notre perception de la réalité, comme leur rejet non avoué de qui nous sommes. La peur est trop grande que cet autre ne veuille plus nous parler si on se laisse voir — pire, qu'il ne nous aime plus. Une autre peur est là aussi : qu'il ne veuille plus nous parler si l'on se terre trop longtemps. Et puis, que faire des mensonges accumulés ?
Tout est bon pour ne pas être vus dans notre "petitesse".
Mais si l'on pouvait entrevoir, ne serait qu'un court instant, ce qui nous habite à la lumière du passé, cette "petitesse" nous semblerait bien naturelle. Et si l'on pouvait voir, ne serait qu'un court instant, comment l'autre nous perçoit, nul doute qu'on l'inviterait à s'asseoir, près de nous, sur le canapé.

Je crois à la vertu du silence, du temps qui passe et du dialogue avec les ombres. Quand ce silence est aimant, les rêves le traduisent, quand il ne l'est pas, ils viennent en compensation, touchant, par ricochet, le cœur de ceux dont nous sommes séparés.

— © Michele Le Clech
(Ce texte s'est écrit au moment où, après une descente aux enfers plus abrupte que les autres, un ami proche entamait lentement la remontée).