Poursuivie par un lion

MicheleHumeur du jour

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Quelqu'un, récemment, abordait le thème du cauchemar et, tandis que je cherchais un exemple dans ma mémoire, l'image d'un lion m'est venue. Dans ma vie de rêveuse, de nombreux félins m'ont rendu visite, et nous avons sympathisé au fil du temps. Mais cette image-là semble bien être la première de cette longue série.

Je suis poursuivie par un lion.
C'était mon cauchemar de petite fille et il s'est répété plusieurs fois. Je me réveillais terrifiée, le cœur battant la chamade. Cette terreur, je la connaissais bien, elle était aussi présente dans la vie diurne.

Malgré toutes ces années à me pencher sur mes rêves, ce cauchemar n'a jamais été pris en compte, aussi décidais-je de m'ouvrir à lui, accompagnée par une amie.
Un étrange sentiment de confusion fermait la porte à toute narrative autre que Je suis poursuivie par un lion. La suggestion de fabriquer un masque à partir du cauchemar me tentait à moitié : l'esprit, n'est-ce pas, aime se tenir à l'écart.
Mes mains, tout au contraire, se réjouissaient d'emblée.
J'optais donc pour le masque.

Ceux et celles qui me connaissent ne seront pas surpris de lire que je me suis précipitée vers des pelotes de laine.
Le jaune et l'orange s'imposaient à moi — même si ce ne sont pas des couleurs vers lesquelles je vais spontanément : elles réveillent des souvenirs, des ambiances surtout, et mon cœur bat plus fort à leur évocation.
L'idée saugrenue de faire des recherches sur les masques de lions m'étant venue, je passais un certain temps sur le net. Rien ne me parlait vraiment, mais je me laissais toutefois inspirer par une crinière faite de brins de laine.
Je m'y mets donc, mais c'est laborieux, je m'agace vite, soupire, tempête, et rechigne bientôt à faire ce "... de masque". Je ne me reconnais pas : j'adore les fils de coton ou de laine et je suis plutôt du genre patient.
Là, c'est tout le contraire. Tout m'irrite, les couleurs, les matériaux, et particulièrement le support de masque que j'ai acheté... Mon humeur s'assombrit, je passe de la colère à la frustration, de la frustration à l'abattement, à la déception, à la tristesse. Je m'en vais aussi bouder de temps à autre, renvoyant le masque aux calendes grecques.
J'ignore quel âge j'ai, mais quelque chose parle fort.
L'esprit s'en mêle, juge et questionne :
Mais qu'est-ce qui te prend ?
Je l'écarte gentiment. Je veux rester avec ce cocktails d'émotions.

Mes réactions sont viscérales.

Viscérales ?
Animales…
Léonides peut-être ?
Ça me parle aux tripes en effet.
Je décide donc de laisser le lion se représenter lui-même, écarte la laine et le reste, attrape un crayon, une vieille assiette en carton et laisse ce qui vient guider ma main.
Le tracé au crayon à papier est maladroit et ferme en même temps. Il représente un lion, la gueule grande ouverte. Et ça veut du noir, un contour marqué, nettement plus visible que le crayon à papier. J'y vais donc au feutre.
Ce noir et cette bouche ouverte révèlent un cri, un cri d'enfant jamais poussé, celui de la colère, de la rage. Ce cri parle de territoire. De territoire et de limites. De mes limites. De celles que l'adulte s'autorise à franchir.
Ce cri silencieux apaise quelque chose de profond en moi. C'est comme si, une nouvelle fois, je m'étais accueillie moi-même à travers l'espace et le temps. Ce rugissement, sauvage, brut — et donc non policé — est socialement inacceptable, mais il est celui d'une nature qui s'exprime sans filtre, honnêtement, sainement, prémisses de l'expression du "non", humain, authentique, ferme, puissant. L'accueillir sans jugement, sans concevoir de honte, est donc salvateur.

La noirceur réclamait à présent la lumière et, tout naturellement, je me tourne vers le jaune et l'orange qui n'ont désormais plus rien des associations d'origine. A mesure que je crochète les fils d'or, j'ai envie d'ajouter quelques perles pour accrocher encore plus la lumière que je sens venir des ténèbres.

Le lion a de nouveau conquis mon cœur. Bien lui a pris : il me permet des conversations de toute beauté.
Hier soir encore, j'échangeais avec une amie activement impliquée dans la non-violence. Elle était fortement secouée par de récents événements dans son quartier : se voir braquer une arme sous le nez sous prétexte qu'elle portait un masque était plus que son système nerveux, déjà fortement mis à mal par les incendies, ne pouvait gérer.
Nous avons donc parlé, de lion à lion, laissé la rage s'exprimer, accompagné le corps qui s'effondre, relâche les tensions, tremble… Puis nous avons tressé les fils d'or et, la lumière aidant, traduit son message en langage humain.

Accueillir l'énergie des rêves permet de nous relier au monde d'une toute autre façon : nous reconnaissons notre nature animale en l'autre et résonnons avec elle. Nos échanges sont plus profonds, plus enrichissants, plus évidents et plus simples, plus vrais.
Les rêves et les images-affects qu'ils nous présentent de façon homéopathique sont un remède à l'épidémie galopante de dissociation, de profonde anxiété, de dépression… une épidémie qui est la marque d'un profond trauma, collectif et individuel.

© Michele Le Clech