Une Histoire de violence

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There is a crack in everything
That's how the light gets in (1).

— Leonard Cohen


La Sagesse qui préside à nos métamorphoses frappe régulièrement à la porte qui donne sur notre humanité.

Et son langage est puissant.

Une image, un regard, un silence…
et l’âme est profondément bouleversée.

C’est ce qui s’est passé pour moi dernièrement, devant le film de Steve York, A Force More Powerful, un documentaire sur les mouvements qui reposent sur la non violence.

Mon cœur s’est mis à saigner.

J’ai laissé libre cours à mes larmes… des larmes qui reflétaient l’immense peine qui m’habitait face à la réalité des événements passés, tragiquement reliés au présent par un même mythe de séparation.
J’étais en outre touchée de plein fouet par l’idée d’un futur plus noir encore, et le degré de responsabilité que cela implique — non pour en être écrasée, mais pour contribuer, pour faire ma part.

Il me semblait que j’étais invitée, une fois encore, à laisser mon sentiment s’enraciner dans le temps et se laisser teinter, et surtout nuancer, par une nouvelle rencontre avec l’Histoire.
Se mêlait également à ma peine un profond respect pour tous ceux qui ont fait le choix de la non violence, le vœu de ne nuire à personne.

Sufi Saint Pacifying the Animals (18th century Persian miniature)


Au moment où j’écris, mon cœur saigne toujours.

Et je sais que cette déchirure, cette blessure, est à elle-même le remède.


On le sait, les événements aiment à se produire ensemble.
En guise de travaux pratiques, et comme pour m’inviter à prendre davantage conscience de ce qu’implique un tel choix, la vie n’a pas manqué de m’offrir un florilège de situations imprégnées de violence… sans doute aussi pour me vacciner contre le risque d’en rester au plan des idées — et pour me convaincre, s’il en était besoin, à quel point il est urgent d’opter pour une autre façon d’être au monde.

L’ampleur et les répercussions du paradigme dans lequel nous vivons me sont soudain apparues telles qu’elles sont : titanesques, tentaculaires, affectant tous les domaines, à tous les niveaux. Et la violence qui en résulte est partout, de la sphère personnelle à la sphère familiale, professionnelle ou sociétale.

Ce paradigme — que certain appelle patriarcat (2) — repose sur la séparation, la domination, le contrôle et, que nous soyons homme ou femme, il affecte chacun d’entre nous. La blessure est donc collective : séparés de la Nature (et donc de notre nature), nous sommes devenus les esclaves d’un système de pensée.

Sur le plan personnel, ce système nous laisse en proie à une faim dévorante : notre âme n’est pas nourrie.
 De cela nous pouvons prendre la responsabilité.
Il est impossible de mesurer toute l’étendue des dommages infligés au monde par le patriarcat, mais peut-être pouvons-nous cultiver son antidote : la vulnérabilité en effet, consciemment acceptée, est pour ce système ce que l’eau bénite est aux vampires.

Et si, à chaque pallier, la souffrance est un peu plus grande encore, au moins permet-elle une certaine lucidité… et donc d’autres choix que ceux qui nous sont « offerts ».


Le choix de la non violence

Face à la violence, la contagion est le grand danger.

En cas de contamination en effet, l’on a tendance à réagir avec (a minima) le même degré de violence contre l’autre (et/ou contre soi-même). La violence réveille celle que l’on porte en soi, celle qui rode dans des zones de la psyché non encore explorées, non encore « rachetées ». Il y a en nous beaucoup de colère : nous la devons à notre histoire personnelle parfois, à celle de notre époque tristement… elle s'enracine malheureusement aussi dans l'Histoire et le lourd héritage des générations passées. V
iolence et souffrance ancestrales, sont en nous. Dans les sillons de nos âmes, le sang mêlé des combattants s'est infiltré. Et, si j'agis à partir de cela, j'attise un peu plus encore l'énorme brasier qui affecte le monde.
Plus je suis affectée, plus je mesure l’importance de m’accorder du temps. Cela m’est indispensable pour parvenir à ce qui est authentiquement vrai pour moi, quel que soit le visage qu’offre le moment. C’est à cette condition que je suis capable d’être de nouveau en lien avec autrui.

Et pour être présent à soi et à l’autre, honnêteté et vulnérabilité sont les clés.
 Cela réclame de descendre dans nos enfers, au royaume du feu et de la passion, là où l’air est saturé de souffrance, de peur, d’impuissance… des émotions d’autant plus intenses que la violence est extrême — ou l’inverse. Le contrôle qui s’exerce à de tels niveaux est lui-même redoutable : il est aussi l’une des tragiques réponses de l’esprit régnant à certaines émotions.

Ce que réclame la violence dont nous sommes porteurs est pour moi à l’image du mouvement initié par Gandhi : une non-résistance au contrôle qui s’exerce à l’intérieur de soi.
Cette non-résistance fait de nous des activistes intérieurs — pacifiques et déterminés —, opérant une révolution silencieuse, invisible, mais ô combien opérante. Elle est synonyme d’acceptation, de patience (dans le sens de lenteur également), de vulnérabilité et de douceur, d’humilité : il faut en effet du temps pour apprivoiser ce qui hurle en nous, de la tendresse pour accueillir et prendre soin des blessures que l’on ne manquera pas de découvrir, de l’humilité aussi pour accepter de se dévoiler — à soi ou aux autres — ou demander de l’aide.


S’accueillir soi-même, s’offrir à soi-même un espace où peuvent tenir ensemble la plus grande violence et plus grande bienveillance est à la fois un luxe, la porte ouverte sur son enfer personnel — et une nécessité à l’heure actuelle.
C'est bien un luxe.
Et mes pensées vont dans ces parties du monde où le rouge teinte si souvent l'horizon que désormais fenêtre, chambre et détente sont des termes que même les enfants associent à fusil et canon.
C'est un luxe car cela demande de se « retirer du monde » pour faire face aux forces qui se déchaînent. Cela demande de pouvoir donner libre cours au chagrin, de s’accorder une forme de retraite fût-elle pour une poignée de minutes, quelques heures, quelques jours ou, pour certains d’entre nous parfois, pour une période indéterminée.

Cela demande beaucoup d'amour aussi.

Que chacun cherche son propre chemin.
Le chemin conduit à un amour réciproque
dans la communauté
(3).

Commencer à prendre la mesure de la violence qui nous est infligée et du degré de violence qui nous habite engendre aussi une terrible souffrance. Aussi, lorsqu’elle menace de passer à travers nous, dans le ton de la voix, dans nos gestes, nos soupirs ou nos paroles — dans nos silences ou nos absences quand nous tentons tant bien que mal de consoler notre cœur meurtri —, il me semble important de nous éviter une violence supplémentaire : nous en faire le reproche.
Les reproches n’aident pas.
C’est déjà un pas de géant que d’avoir la conscience de ce qui se joue à l’intérieur, car c’est elle qui nous permet d’accéder à ce que nous souhaitons véritablement… puis de l’exprimer de toute autre façon.
La tristesse qui accompagne les prises de conscience successives témoigne de notre désir d’être aligné(e)s avec d’autres valeurs. Petit à petit, faire le tri dans le cocktail d’émotions soulevées par certaines événements devient plus facile, et l’impuissance et la peur, profonde, presque panique, qui sous-tendent la violence deviennent peu à peu des amies qui nous invitent à ralentir et nous offrent les moyens de choisir, en pleine conscience, une réponse appropriée à ce qui se présente à nous. Nous sommes de plus en plus soustraits à la réactivité et à l’exigence d’une réponse immédiate.

Si nous pouvions lire l’histoire secrète de nos ennemis,

nous trouverions dans la vie de chaque homme

suffisamment de peine et de souffrance
pour nous défaire de toute hostilité (4).


La semaine passée, la vie m’a aussi offert des perles de douceur.
J’ai pu mesurer à quel point la conscience en éveil offre à certaines personnes la possibilité de contenir leur propre violence et, en toute humilité, d’exprimer ce qui se passe en elles sans qu’une once de la violence présente n’atteigne l’interlocuteur.

Une autre personne partageait sa joie devant la possibilité, toute récente, de marquer un temps d’arrêt face à la violence qu’elle ressent parfois à l’intérieur d’elle-même… ainsi que sa capacité à se demander : ce qui se passe en moi est-il réellement en lien avec la situation présente ?

Ces petits temps d’arrêt, la possibilité de contenir la violence, la capacité de rester en lien — et donc, à terme ou dans l’instant, de faire des choix conscients — est quelque chose qui me touche infiniment.
Prendre le temps de saluer et de nous réjouir de telles aptitudes a été un baume pour mon cœur meurtri.
Quelqu’un se félicitait également d’avoir pu rester dans le lien lors d’un échange extrêmement difficile. La qualité de sa présence lui a permis de tenir compte de chaque personne tout en prenant suffisamment de recul pour pointer du doigt la violence de certaines pratiques institutionnelles qui affectaient chacun des protagonistes. La volonté de se retrouver au niveau de ce qui rassemble — plutôt que de mettre l’accent sur ce qui sépare — semble être les prémices nécessaires, sinon le remède, à tout différend.

Un démon malicieux me souffle à l’oreille :

— « On en aurait bien besoin en politique… »

Mais de quelle politique s’agit-il si ce n’est celle que j’applique dans mon rapport à moi-même puis dans mon rapport aux autres et au monde ? Sans doute y a-t-il dans cette remarque mon souhait de voir ces qualités incarnées dans l’espace public ; il existe en effet fort peu de modèles dont nous pourrions nous inspirer au quotidien.

Attendre des autres d’incarner ce qui m’inspire — en m’épargnant le redoutable et difficile travail d’exploration — est cependant une autre forme de violence. En rédigeant ce billet, la phrase de Gandhi me revient en mémoire, prenant une fois de plus une nouvelle dimension : « Sois le changement que tu veux voir dans le monde. »

La violence essaime et s’intensifie dans de nombreuses sphères. Pour ceux d’entre nous qui sont directement témoins, touchés au quotidien par le phénomène — et désireux d’entrer dans un dialogue aimant avec leur propre violence —, sans doute l’étape décisive est-elle de trouver certaines réponses aux questions suivantes (c’est en tout cas vrai pour moi) :

— Quels sont les obstacles qui pourraient, à mon niveau, m’empêcher d’incarner la non violence ? Quelles sont les compétences qu’il me faudrait développer ?


Epée et paix

Comment l’épée peut-elle être, de nos jours encore, envisagée comme instrument de paix quand tant de malheurs s'inscrivent dans son sillage ?

Je rêve de plus d’espaces où l’on s’entraînerait, s’entr’aiderait, non à se battre, mais à lâcher prise, à se réconcilier avec, à écouter et à aimer celui (ou celle) qui, en chacun de nous, tient parfois un discours si haineux ou agit de si violente façon que seule la bienveillance collective peut accueillir ce qui cherche à s’exprimer vraiment — en l'occurrence, l'âme en peine.

Lorsque nous parvenons à un certain degré de souffrance— notamment celle qui est en résonance avec la violence qui s’exerce à l’encontre de tel ou tel groupe humain, ou de la Vie de façon générale —, c’est en effet de tout un village dont nous avons besoin pour pleurer (5).

D’un tel accueil résulte la capacité à traduire ce qu'est notre vérité du moment et que l’on peut à présent partager ; notre regard sur la situation est transformé et, libérés de l’attachement à ce qui n’est pas, nous pouvons nous tourner paisiblement vers ce que nous souhaitons au plus profond de notre âme… et agir en ce sens.


De tels groupes sont un uni-vers miniature. L’on y fait l’expérience du lâcher prise et surtout de la joie indescriptible qui naît du constat suivant : quelque chose est là qui nous porte quand on n’est plus en mesure de se porter soi-même et que l’on prend l’entière responsabilité de ce qui nous incombe.
Ces endroits sont l’antithèse du mythe de séparation. Ils offrent la possibilité de sortir de l’isolement et de constater combien précieuses sont nos expériences, tant elles sont parfois à l’unisson de ce que vivent d’autres personnes. Elles viennent parfois aussi, comme en miroir inversé, apporter un autre éclairage à quelqu’un.

Dans de tels espaces, l’énergie qui circule à travers les fils d’argent qui nous relient les uns aux autres est soudain perceptible, et chacun contribue de façon infime certes, mais ô combien précieuse, à une transformation sociétale de plus en plus nécessaire.


A l’heure où j’écris, le temps est orageux.
Le climat général l’est tout autant et les plus fragiles d’entre nous en sont directement affectés.
Mon cœur va tout particulièrement à mes amis infirmiers qui sont en prise directe avec la détresse humaine. Ecartelés entre la violence d’un système et les mouvements de leur cœur, ils ressentent le besoin de plus en plus crucial de ce village, de cette communauté capable d’offrir un espace de solidarité, de bienveillance et de partage. Loin des techniques — et de certains protocoles qui alimentent le sentiment d’aliénation, de séparation d’avec soi et d’avec les autres —, l’énergie de vie et le bien-être de chacun en seraient augmentés.

Non violence n'est pas synonyme de non action. Contention, force, fermeté, action, expression ont toute leur place, l'intention de celui qui les utilise seule diffère.
Hier encore, le cœur en miettes après avoir lu ce qui semblait être le dernier appel au secours avant l’ultime violence contre soi-même, j’ai pris la mesure de l’importance d’un tel village ou, tout au moins, de petites oasis où l’on pourrait puiser l’eau de l’âme, quel que soit le moment du jour ou de la nuit, des temples, des sanctuaires où nos cœurs épuisés ou désespérés pourraient se reposer et se restaurer du meilleur de l’humanité.

Cette semaine a été également pour moi l’occasion de ressentir une fois de plus une profonde gratitude pour ces « petits » rêves qui, lors de périodes de grands bouleversements intérieurs, viennent en réponse à une question qu’on ne nous a pas appris à poser : quelle histoire se raconte donc en moi quand la violence se déchaîne et que je suis rempli(e) de colère, de rage, voire de haine ? Ils nous rappellent aussi que la colère dirigée contre l’autre et celle que je dirige contre moi sont une seule et même chose : nous ne sommes pas séparés.
La capacité du rêve à raconter cette « autre histoire », celle qui se joue à l’arrière-plan et s’interpose entre la réalité et la conscience, s’apparente pour moi à l’un des puissants antidotes dont notre époque a besoin.

De tels rêves lèvent le voile sur la blessure, la fêlure, au cœur de chaque être humain.

Et depuis la fêlure, à travers la déchirure, l’Amour pénètre doucement le cœur.

Sans tes blessures, où résiderait ton pouvoir ?
C'est le chagrin qui, dans ta voix tremblante,
fait tressaillir le cœur des femmes et des hommes… (6)

(1) Leonard Cohen, « Anthem » in The Future.


En toute chose est une fêlure…

Ainsi entre la lumière. (ma traduction)

(2) Il ne s'agit pas des hommes, mais d’un système qui affecte à la fois les hommes et les femmes (et la planète tout entière).
(3) CG Jung, Le Livre Rouge

(4) Henry Wadsworth Longfellow, The Complete Works of Henry Wadsworth Longfellow.
(5) Je dois cette expression à Francis Weller dans l’interview
On Grief. Petit clin d’œil à mes amis non anglophones : une traduction pour une version sous-titrée en français est en cours.
(6
) Thornton Wilde, The Angel That Troubled the Waters.

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