Paul Kingsnorth : 2016, année du serpent

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snake2016 a été une année de troubles, d’agitation et de changements — principalement en Occident. À partir de cette semaine, Dark Mountain va publier sept articles, de sept écrivains différents qui se pencheront sur le sens et l’importance de ces changements. Paul Kingsnorth, co-fondateur de Dark Mountain, ouvre cette série de textes.
— 13 décembre 2016

Nous effectuons la quasi totalité des choix décisifs de notre vie suite à d’infimes ajustements intérieurs dont nous sommes à peine conscients.
— W. G. Sebald

Le week-end dernier, dans une salle comble au cœur du Dartmoor sauvage et humide, j’écoutais le mythologue Martin Shaw raconter une vieille histoire du nord de l’Europe, The Lindworm, un conte à propos d’un misérable royaume.

Le roi et la reine voudraient un enfant, mais rien ne survient. Une vieille femme explique alors à la reine ce qu’elle doit faire pour concevoir : elle devra souffler son désir dans un verre qu’elle déposera sur le sol d’où deux fleurs pousseront, l’une rouge, l’autre blanche.
La reine devra manger la fleur blanche mais ne devra, en aucun cas, manger la fleur rouge. Après quoi, elle donnera naissance à un enfant en bonne santé.
Naturellement, et malgré les avertissements, la reine ne peut résister à la tentation de manger également la fleur rouge. Le roi et la reine s’accordent pour ne parler de la transgression à personne. La reine tombe effectivement enceinte mais, à la naissance, quelque chose de terrible se produit : elle donne naissance à un serpent noir qui est immédiatement saisi et jeté avec horreur par la fenêtre, dans la forêt. Tous agissent comme si rien ne s’était passé et le serpent est rapidement suivi par un garçon en bonne santé.

Devenu homme, il rencontre son frère serpent dans les bois ; l’énorme serpent noir revient alors dans le royaume pour causer de terribles dommages.

C’est une histoire étrange et troublante, et si elle contient une leçon c’est, comme le suggère Martin, que ce que vous avez banni vous rattrapera un jour de façon plus beaucoup plus intense… et plus méchamment. Ce que vous repoussez finira par revenir et vous devrez faire face aux conséquences.

En Occident, il semble que 2016 soit l’année où le serpent revient d’exil. Beaucoup de choses, bannies du débat public — des sentiments, des idées et des représentations du monde mis sous le tapis, jetés dans la forêt, jugés tabou ou chassés de la sphère du débat public —, se sont infiltrées dans le château, intensifiées par le rejet. Certains d’entre nous ont pu croire qu’elles avaient disparu, mais cela ne fonctionne pas ainsi. Les jumeaux maléfiques ne peuvent être tués ; il y a des éléments dont il faut tenir compte et des compromis à faire : le serpent doit être accueilli.

Parce qu’elles se font une idée de l’histoire et de la direction qu’elle doit prendre, certaines personnes se font du souci, s’agitent, protestent, pointant un doigt accusateur et blâmant les autres de la venue du monstre. Dans le New Yorker magazine du mois dernier, l’éditeur David Remnick, ami et champion du président sortant Barack Obama, tente de comprendre l’ascension de Donald Trump. De quelle façon ce serpent est-il entré dans le palais ? Incapable d’envisager la possibilité que les autorités elles-mêmes aient pu ouvrir les portes — que la royauté ait mangé la fleur qui a donné naissance au serpent — Remnick se console avec l’idée que, selon les mots de Martin Luther King, L’arc de l’univers moral est long mais il tend vers la justice (c’est-à-dire la notion qu’il se fait de la justice). L’histoire ne s’écrit pas en ligne droite, écrit-il, mais parfois en spirale, et parfois à reculons.

L’histoire avance à reculons. C’en est presque comique. L’histoire, bien sûr, ne fait rien de tel : les choses surviennent simplement les unes après les autres. Mais Remnick utilise le mot dans un sens eschatologique : pour lui, l’histoire est une progression continue et inéluctable vers des buts que lui et ses collègues « progressistes » considèrent comme justes : la dissolution de l’État-nation, l’égalité humaine à l’échelle mondiale, une civilisation cosmopolite et universelle, un commerce libre et équitable, la propagation de la liberté personnelle et de la démocratie laïque dans tous les coins du globe. Ces objectifs sont naturellement si souhaitables qu’il est inconcevable que nous cessions de tendre vers eux. Leur avènement est intrinsèquement lié au cours du temps. L’élection de Donald Trump, qui vient s’opposer à certains de ces objectifs, représente donc une sorte d’anti-histoire, et non ce dont il s’agit vraiment, une aberration qui ne peut durer. Comme un barrage qui se rompt, le progrès, tôt ou tard, reprendra  inévitablement son cours.
Cette conception ouvertement Whig de l’histoire — vision du monde standard chez les leaders d’opinion des démocraties occidentales depuis 1989 —, se heurte frontalement, avec pertes et fracas, à d’autres concepts qui veulent que le présent se nourrit du passé. Dans une vision à long terme, comme l’expliquerait patiemment un conservateur, il n’existe pas de courbe de moralité penchant dans une direction particulière. Les élites de la Rome antique, celles de la civilisation de la vallée de l’Indus ou d’Ur en Chaldée croyaient sans nul doute que l’arc de la justice penchait également vers leur vision du monde ce qui, au final, n’était pas le cas.

Quand je regarde l’état du monde aujourd’hui, je vois une courbe s’incliner vers quelque chose qui met à mal toutes les querelles de clocher au sujet des élections présidentielles ou des arrangements politiques entre les nations et qui demande que l’on envisage ces événements dans une plus large perspective. J’entrevois un immense changement planétaire, inédit depuis des millions d’années ; la moitié de la faune a disparu, de même que 50% des forêts et de la terre arable. Il nous reste peut-être deux générations de nourriture avant que nous ne détruisions ce qui reste de cette terre arable. 10 milliards de personnes seront à nourrir. La concentration de carbone dans l’atmosphère est la plus élevée depuis le début de l’évolution de l’homme. Je vois se profiler des vagues d’agitations politiques et culturelles résultant de tout cela, et cela me fait craindre pour mes enfants, et parfois pour moi-même.

Du point de vue étriqué et géographiquement restreint des riches démocraties occidentales, on peut croire que 2016 est l’année où tout a changé. Mais ce n’est pas du tout le cas. Ce n’est pas l’année où la reine a donné naissance au serpent, et ce n’est certainement pas l’année où elle a mangé la fleur ; tout cela s’est produit il y a fort longtemps.
2016 est l’année où le serpent, sorti de la forêt, est de retour dans le royaume, l’année où nous avons pu voir son visage. C’est aussi l’année où nous avons été amenés à prendre conscience de que nous avons tenu à l’écart.

Ceux qui ont essayé de discuter avec des personnes qui ont un point de vue différent sur l’élection de Donald Trump, sur la sortie de la Grande Bretagne de l’Union européenne, ou même sur le changement climatique, savent qu’il y a en ce moment de la folie dans l’air, une folie qui va bien au-delà des faits et qui gagne les gens jusqu’à les perdre dans une sorte de brouillard. Quand ils parlent du Brexit, ils ne parlent pas vraiment du Brexit. Quand ils bataillent contre Donald Trump, ils ne bataillent pas vraiment contre Donald Trump.
Ce sont là des symboles, l’archétype de l’avenir que nous voulons ou ne voulons pas, du genre de personnes que nous pensons être ou que nous croyons que les autres sont. C’est comme si nous nous battions pour des mythes, des représentations du monde et de ce que nous voulons qu’il soit.

C’est une période où il est très facile de prendre parti, et c’est la raison pour laquelle c’est aussi un bon moment pour ne pas le faire. Je suis écrivain ; Dark Mountain a vu le jour en tant que projet d’écrivain — ce qu’il demeure intrinsèquement. En période de grand changement, quand surviennent des bouleversements, quand des fissures se produisent, il devient très difficile à mon sens d’ignorer le rôle que peut jouer l’écrivain. Mais que devrait être ce rôle ? Certains rejoindront la lutte ; beaucoup le font. Je crois cependant que les choix sont trop limités : et si aucun camp ne servait vos — nos — véritables intérêts ? Et si la lutte était une façon d’éluder un malaise plus profond ?

Nos mythes se désagrègent : ce que nous avons tenté de croire à propos du monde s’avère faux, et le serpent a encore bien des torts à causer. En de pareils moments, nous écrivons pour donner du sens et regarder nos croyances de façon appropriée. Nous écrivons de nouveaux mythes parce que les anciens sont aujourd’hui quasi à l’agonie. Nous nous détournons du feu de la colère avant qu’il ne nous brûle, nous nous distançons des noms, prenons de la hauteur, une grande inspiration… et observons les choses.

Je pense qu’il serait bon de souligner le fait que la plupart des grandes religions, des philosophies, des formes d’art, et même des systèmes politiques et des idéologies, ont été initiés par des personnalités marginales. Et il y a une raison à cela : pour avoir une certaine objectivité, au cœur même du chaos, il faut parfois se démarquer. Ce n’est pas manquer de responsabilité envers la communauté que d’agir de la sorte, juste une autre façon de contribuer. Dans les anciennes légendes, les personnes à la lisière du monde rapportaient de la forêt des connaissances et des idées que le royaume ne pouvait pas générer de lui-même.

Dans l’histoire du Lindworm, ni le roi ni la reine — ni un héroïque chevalier sur son coursier blanc —, ne se débarrasse (comme on ôterait le poison d’une blessure) de la menace que fait peser le serpent. C’est une jeune femme, habitant à la lisière de la forêt, qui procure à la cour de nouvelles armes, fait montre de ruse, et accomplit la tâche que les maîtres du royaume sont absolument incapables d’accomplir. Elle ne tue cependant pas le serpent : elle révèle sa véritable nature et, ce faisant, elle le transforme, ainsi que tout ce qui l’entoure. Elle oblige la cour à affronter son passé et, en conséquence, le serpent est réintégré dans le royaume.

— Paul Kingsnorth
Traduction : Michèle Le Clech (avec l’aimable autorisation de l’auteur).
Article original : 2016: Year of the Serpent

Traduction mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas de Modification


Paul Kingsnorth est le co-fondateur du Dark Mountain Project. Son dernier livre, Beast, est édité chez Faber and Faber.
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Comments 1

  1. Merci, Michèle, pour cet excellent texte … !

    Une phrase me parle tout particulièrement :
    « …et si aucun camp ne servait vos — nos — véritables intérêts ? Et si la lutte était une façon d’éluder un malaise plus profond ? »

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