Destinée

Carnets de rêvesHumeur du jour 3 Comments

roses

Art: Anne Cotterill

Il éveille chaque matin,
il éveille mon oreille
pour que j’écoute comme écoutent les disciples.
— Esaïe, 50:4

Ce matin, une amie chère à mon cœur a partagé son rêve avec moi. Le thème semblait être l’écoute — ou plutôt le fait de ne pas entendre. Ce rêve m’a ramenée à ces moments, que nombre d’entre nous connaissent, où nous peinons à écouter certains messages oniriques.
Il est pourtant de ces rêves  qui demandent qu’on leur prête une oreille des plus attentives — il en va même parfois de notre vie.
L’énergie qui porte notre existence peut en effet se retourner contre nous lorsqu’elle ne s’écoule pas dans la bonne direction — comme lorsque nous refusons de vivre ce pour quoi nous sommes vraiment faits.
James Hillman parle du Daemon ou du Genius, qu’il nous appartient d’honorer… ou pas.
A un moment de notre existence, l’enjeu devient cependant crucial ; il nous faut prendre la responsabilité de notre vie, reprendre le volant à celui ou à celle qui conduisait jusqu’alors, et emprunter le chemin de notre destinée.

Pour cela, il est souvent essentiel d’aller jusqu’à la racine des mots car c’est là, bien souvent, que se situe ce qui fait sens pour nous. Nommer ne suffit pas. Notre époque aime les étiquettes qui enferment et voudrait dans le même temps nous faire croire que certaines choses sont sans intérêt. Mais si nous prenons la peine de nous attarder un instant sur leur symbolisme, nous constatons que ces mêmes petites choses sont souvent d’une valeur immense sur le plan de l’âme.
Voir les richesses qui nous entourent ou celles dont nous sommes porteuses n’est cependant pas chose aisée ; nous n’avons pas appris à le faire. Nous pensons « ce n’est rien que… » et sacrifions des jeunes pousses pleines de promesses.
Mais si nous agissons de la sorte, nous méprisons aussi l’eau de l’âme ; c’est comme une atteinte au numineux… et cela a parfois des conséquences désastreuses : l’énergie peut se retourner contre nous sous sa forme négative. Ce monde a faim et soif d’autre chose et les plantes racines, tout comme ce qui provient des grands fonds, ont leur place au banquet de la vie. Dans le jardin de notre âme, il nous faut donc apprendre à repérer et à protéger ce qui commence à poindre. « L’âme aime en tout le discernement (1) », écrivait Hildegarde de Bingen et, pour que la nature puisse faire son œuvre, il est important que nous fassions le choix de nous accorder ce temps .

Lorsque l’on a grandi dans un environnement toxique qui a réclamé de nous une vigilance et une adaptation de tous les instants, ne pas déplaire a parfois aussi été l’une des stratégies que l’on a adoptées pour s’en sortir. Or, suivre sa destinée demande parfois de sortir des sentiers battus
Pour y répondre, nous devons donc réaliser une chose : nos anciens modes de comportement sont un terrible frein pour tout progrès ; à l’idée de reproduire le même schéma, quelque chose en nous rechigne en effet à avancer et se recroqueville, frileux, souvent sans qu’on en ait conscience.
Ce côté frileux verra à un moment donné le déséquilibre qui existe sur le plan des sentiments ; faire trop de fleurs n’est pas la solution : que dire de la « trop bonne mère », la « trop bonne amie », la petite fille trop sage, la collègue trop serviable, etc. ? Cette culture unilatérale du sentiment — qui nous est également enseignée dans certains milieux — peut nous affecter très profondément, au point de nous paralyser.
Pourtant — si nous ne jugeons pas —, c’est cette paralysie qui permettra à notre regard de se tourner vers autre chose… comme par exemple ce que renvoie la rose et ses épines (ou bien plutôt ses aiguillons). La rose, nous nous en apercevons très vite, est une excellente enseignante pour qui a besoin d’un peu de stimulation et doit aussi apprendre à poser ses limites et à se protéger.
Dans le magnifique livre d’Anne Scott, Women, Wisdom & Dreams: The Light of the Feminine Soul, un rêve est cité (ma traduction) :

Un enseignant me fait goûter à la sérénité.
Puis je perds cette sensation, préoccupée par certaines choses, trop affairée, ou bousculée par les événements de la vie.
Il me faut, dit-il, devenir un guerrier, un guerrier qui protège la sérénité.
Il me tend une épée.

Avoir des épines, c’est accepter l’ombre du sentiment différencié qui peut parfois égratigner ce qui s’approche sans trop de respect.
C’est aussi accepter, consciemment, ce qu’il peut en coûter lorsque l’on aborde le royaume de l’âme sans honorer ces messages.
Résister à son destin est en effet aussi dangereux que de résister à un Dieu vivant. Le risque est bien qu’il nous dévore… vivantes. Mais combien de rêves faudra-t-il avant que l’on entende vraiment l’appel qui est le nôtre et que l’on balaie les voix (de la critique, du jugement, du dénigrement…) qui s’élèvent contre ce pour quoi l’on est faite ? Combien d’ouvrages finement réalisés faudra-t-il pour que nous reconnaissions enfin l’habileté dont nos dix doigts ont hérité ? Combien de tableaux faudra-t-il peindre pour que nous acceptions d’honorer l’artiste qui nous habite ? Combien d’heures faudra-t-il que nous passions sur les planches pour accepter que notre corps, pur instrument de la danse, est un précieux canal par lequel passe quelque chose de mystérieux qui vient toucher l’âme et le cœur du spectateur ? Combien de chants devons-nous entonner pour qu’enfin nous mettions genou à terre devant l’une des filles de Zeus ? Combien de poèmes, de photos, combien de films, de séminaires, de plats cuisinés, d’étoles… avant que nous accordions de la valeur à notre génie créateur et que nous acceptions d’offrir à ce monde la beauté et la poésie qu’il réclame ?

Quelque chose en nous veut et ne veut pas.
Deux faces d’une même pièce.
Devenir l’instrument de la destinée, fût-elle la nôtre, oui… mais à quel prix ? L’on sent bien qu’il nous faudra mourir à ce qui était, et nous exposer dans toute notre vulnérabilité. Parfois aussi, à l’arrière plan, un très vieux scénario se rejoue, nous rappelant le temps où, tout à notre passion, nous avons été réduites en miettes, ou profondément écorchées par les remarques blessantes de ceux-là mêmes qui étaient censés nous soutenir.
C’est comme si notre véritable vie s’était arrêtée à cet instant, celle qui avait du sens parce que l’amour et la passion étaient au cœur de l’instant présent.
L’idée même de servir cette passion résiste alors face à quelque chose de terrifiant : et si la scène devait se rejouer, le même drame se répéter ?

La question mérite sans doute qu’on s’y attarde…
Oui, et si cela devait se produire aujourd’hui, que ferions-nous ?
Ferions-nous face ?
Agirait-on, en dépit des jugements, des interdictions, du mépris ?

Si la réponse est oui, alors sans doute sommes-nous sur le point de faire un pacte avec le Daemon…  comprenant que cela va bien au-delà de ce que notre petit moi envisageait.
Il ne s’agit pas de nous.
Quand bien même ce monde n’accorderait que peu d’importance à ce que nous réalisons ou cultivons, ce n’est pas lui que nous servons.
Au delà de la rose, nous pouvons voir le Grand Jardinier qui travaille inlassablement dans le jardin de notre âme. Il est l’Ami, l’Amant que nous avons tant cherché au dehors et qui œuvrait depuis tout ce temps à l’intérieur de nous. Nous nous souvenons des plates-bandes qu’il avait réalisées avec soin et que nous avons piétinées, des sols que nous avons pollués, des fruits que nous avons laissés pourrir, des branches que nous avons mutilées en forçant certains passages…
Touchées au cœur, nous comprenons l’importance de notre contribution ; servir, réclamer nos talents est une obole que nous pouvons offrir chaque fois que nous pénétrons dans Ses jardins. L’Amour a besoin de nous pour fleurir. Tandis qu’il nous donne rendez-vous en rêve, notre espoir de le croiser aussi au détour du chemin se trouve également comblé, nous ôtant peu à peu le sentiment de séparation qui nous habite depuis longtemps.
L’envie naît de rendre ce qui nous a été donné.
Nous rejoignons en cela la communauté de tous ceux qui contribuent à l’entretien des jardins de la Reine. Au rythme des saisons, ils voient leur terre labourée, meurent et renaissent, récoltent et sèment à la volée les graines d’amour, de joie, de sens, de paix et de beauté.

De même qu’à l’aurore la rose
Parmi les épines et la rosée surgit,
Ainsi l’âme aimante à travers toutes peines,
Confiante subira les orages.
Librement, sans douter,
En ses tumultes elle grandira. (2)

— © Michèle Le Clech


(1) Hildegarde de Bingen, Le Livre des œuvres divines
(2) Hadewijch d’Anvers


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